AJDA / "Juger en rétention : la justice retenue", de Elsa Costa, Axel Barlerin

Elsa Costa, Présidente du Syndicat de la juridiction administrative
Axel Barlerin, Président de l’Union syndicale des magistrats administratifs

Depuis la loi du 26 novembre 2003, l’article L. 552-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile permet au juge des libertés et de la détention, saisi aux fins de prolongation de la rétention d’un étranger en instance d’éloignement, de statuer dans une salle d’audience aménagée à proximité immédiate du lieu de rétention.

C’est ainsi que des salles d’audience ont été aménagées dans les enceintes des centres de rétention de Coquelles (Pas-de-Calais), Cornebarrieu (Haute-Garonne), Le Canet (Bouches-du-Rhône) et du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne) avant que par trois arrêts du 16 avril 2008 (Bull. civ. 2008, I, n° 116, pourvoi n° 06-20.390 ; n° 117, pourvoi n° 06-20.391 ; n° 118, pourvoi n° 06-20.978) et un arrêt du 11 juin 2008 (Bull. civ. 2008, I, n° 166, pourvoi n° 07-15.519), la première chambre civile de la Cour de cassation, estimant que la notion de proximité impliquait celle d’extériorité et que le débat judiciaire ne pouvait se concevoir qu’en dehors du local administratif dans lequel les étrangers étaient retenus, freine le développement de cette justice... en centre de rétention.

L’article 34 du projet de loi relatif à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, examiné il y a quelques jours par le Sénat, relance le débat en prévoyant d’introduire à l’article L. 512-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile la même possibilité pour le juge administratif.

Ce texte est à la fois injustifiable sur le plan des principes et inapplicable en pratique.

A l’heure où les apparences de la justice comptent autant que ses fondements eux-mêmes, il est certain que la disposition en cause, si elle venait à être appliquée, créerait au détriment de la juridiction administrative un déficit d’image considérable. D’autant qu’à cette mauvaise image s’ajouterait un manque d’intelligibilité du procès administratif, lequel aurait lieu dans les locaux mêmes où se déroule l’enfermement. En outre, le fait que le juge administratif et son greffier siègent en tenue civile ajoute à la confusion.

Seule la solennité des lieux de justice peut garantir des débats sereins et pacifiés. Si la salle d’audience dans laquelle statue le magistrat dépend, ne serait-ce que symboliquement dans l’esprit du justiciable comparaissant dans un centre de rétention, du ministère de l’intérieur, c’est-à-dire de son adversaire, la sérénité des débats ne peut en aucun cas être assurée.

Le respect du principe de publicité des audiences, qui a comme conséquences concrètes que les portes de la salle d’audience ne sont pas closes, que celle-ci doit être de dimension suffisante pour accueillir du public et d’accès libre pendant toute la durée des débats, ne peut pas être assuré quand la salle d’audience se situe dans une salle qui n’en a pas tous les attributs. L’implantation périphérique de la quasi-totalité des centres de rétention et l’absence ou presque de transports en commun rendent excessivement difficile l’accès du public à de telles salles.

D’un point de vue pratique, les magistrats mènent aujourd’hui de front leurs permanences de reconduite à la frontière et leurs autres tâches juridictionnelles. Demain, contraints à de longs déplacements, ils ne le pourront plus et nous assisterons, impuissants, à l’allongement des délais de jugement pour toutes les matières ne relevant pas du contentieux de l’éloignement alors pourtant que ces autres dossiers ne revêtent pas moins d’importance pour nos concitoyens.

Les magistrats administratifs, qui se sont opposés massivement à cette mesure lors du mouvement de grève du 9 février dernier, ne peuvent ni souscrire à cette perspective ni la laisser prospérer car rendre une justice de qualité dans de tels lieux deviendra rapidement une gageure.

 

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