Ceuta, douce prison de Jonathan Millet


Les itinéraires croisés de cinq jeunes hommes venus d’Afrique et d’ailleurs, bloqués à Ceuta, antichambre de l’Europe de Schengen. Un beau documentaire, sensible et édifiant.

L’argument : Ceuta, douce prison suit les trajectoires de cinq migrants dans l’enclave espagnole de Ceuta, au nord du Maroc. Ils ont tout quitté pour tenter leur chance en Europe et se retrouvent enfermés dans une prison à ciel ouvert, aux portes du vieux continent. Ils vivent partagés entre l’espoir d’obtenir un "laisser-passer" et la crainte d’être expulsés vers leur pays.

Notre avis : Simon, jeune camerounais, lave des voitures, aide les conducteurs à se garer sur un parking de Ceuta, ville autonome espagnole située dans une enclave au Maroc, pour gagner quelques euros. Les premières images du film nous le montrent à l’œuvre, se faisant traiter de « racaille » et de « Zapatero, fils de pute » par un habitant de Ceuta peu amène… Ces humiliations ne découragent pas Simon. Il a l’habitude, dans « ce pays des blancs », lui qui n’a rien fait, dit-il, pour être « noir ». Avec ces quelques euros gagnés, il n’aura de cesse de téléphoner à sa famille pour les rassurer et leur faire croire que tout va bien dans cette antichambre de l’Europe de Schengen, qu’il espère quitter au plus vite.
Travaillant sur la thématique de la frontière, les réalisateurs, Jonathan Millet et Loïc H. Rechi, ont eu la volonté de montrer combien, dépassant la simple frontière Maroc-Espagne, celle de Ceuta symbolise en fait la frontière Nord-Sud. À travers cinq histoires croisées, le film documentaire Ceuta, douce prison nous propose un autre regard sur la migration, loin des chiffres, des statistiques et des quotas. Et par là même, sur les conditions d’existence du millier d’exilés qui vivent parfois des mois et des années dans cette enclave espagnole de Ceuta. Une cité de dix-huit kilomètres carrés et quatre-vingt mille habitants, voisine de l’autre enclave espagnole, Melilla.
Les frontières de Ceuta et Mellila font actuellement l’objet d’assauts répétés de centaines d’immigrés, qui tentent leur chance en pensant arriver en terre promise. Beaucoup d’entre eux meurent ou se blessent grièvement dans ces forêts de barbelés, mais les médias ne relatent guère ces faits.
Entre « la Valla » – un mur de barbelés, large, immense, surveillé par des miradors et financé par les fonds de l’Union européenne – et la mer Méditerranée, Ceuta, espéraient ces immigrés, devait être un coin de paradis. Il s’avère rapidement comme une prison à ciel ouvert. Une prison où sont ainsi bloqués un millier d’immigrés venus d’Afrique de l’Ouest ou de l’Est, de Syrie, d’Afghanistan, d’Inde…
Les cinq personnages que nous suivons sont d’origines diverses : Simon et Marius sont camerounais, Guy africain, Iqbal indien et Nour est le seul Somalien de Ceuta. Leurs histoires se complètent parfaitement au fil d’un montage habile.

Souvent filmés de dos, ces cinq garçons se laissent vivre à l’écran et racontent avec naturel et authenticité leurs galères pour arriver jusqu’à Ceuta. Ils ont mis toute leur énergie, tout leur courage, tous leurs moyens, pour atteindre ce coin de terre espagnole. D’aucuns sont arrivés au gré de passeurs mafieux, comme le jeune Iqbal convoyé en container, brutalisé, dépouillé, affamé, avant d’être débarqué dans le port de Ceuta.
La ville a installé un centre d’accueil temporaire devant lequel flotte le drapeau européen. Les immigrés peuvent en sortir dans la journée, ils sont nourris et on leur donne une paire de sandales à leur arrivée. Ce qui fait dire qu’il s’agit d’une « douce prison ». Pour le reste, ils doivent se débrouiller en ne sachant pas de quoi le lendemain sera fait. Tout en affrontant le racisme quotidien, ils essayent de gagner un peu d’argent en lavant et guidant les voitures, en faisant des petits ménages, en tirant des charges. Ils ne savent s’ils resteront un mois ou cinq ans ici dans cette « prison sans verdict », comme dit l’un d’eux. Avec les quelques euros qu’ils récoltent, ils essayent de maintenir le contact avec ceux qu’ils ont quittés et d’établir des relations avec des immigrés déjà en Europe. Pour tuer le temps, ils errent du camp à la plage, des beaux quartiers du centre ville à la forêt, ils passent des heures à regarder la côte de la « grande Espagne » qui est à une dizaine de kilomètres de l’autre côté de l’eau, ils parlent beaucoup de leurs rêves d’une vie meilleure dans cette Europe, leur Eldorado…
Jonathan Millet et Loïc H. Rechi ont évité de filmer aussi bien l’intérieur du camp que l’imbroglio administratif et juridique des jeunes immigrés. Sans doute ont-ils également souhaité ne pas montrer des scènes de tension et de violence entre immigrés ou avec des Espagnol-e-s. Les réalisateurs, caméra à l’épaule – une caméra à la fois proche et discrète –, donnent à voir les doutes et les espérances de ces exilés. Sans voix off. Sans adresse caméra. En immersion avec leur quotidien. Entre tragédie et petites joies.
Les Africains se retrouvent volontiers entre eux dans un endroit de la forêt qu’ils appellent le « Tranquilo ». Ils improvisent ici des petites fêtes autour du poisson péché par Marius avec une ligne de fortune. Quelques bières leur redonnent un peu de gaîté. Alors ils chantent : « Le mur de Mellila va s’écrouler, la mer de Ceuta va se calmer, les enfants de Maria vont arriver. »

Iqbal, le jeune indien d’à peine dix-huit ans, lui, a pris contact avec les quelques représentants de sa communauté religieuse vivant à Ceuta. Ils lui donnent de précieux conseils. Notamment celui de ne pas baisser les bras. Aussi voit-on l’adolescent se démener devant le supermarché pour aider les personnes à porter leurs sacs ou pour pousser leurs caddies. Il entre en contact notamment avec des personnes âgées qui lui parlent volontiers tellement il est attendrissant. On le voit également avec un autre jeune indien (ils sont deux Indiens dans le camp) frapper à la porte d’une association. Une dame leur explique gentiment qu’elle n’a pas de solution pour résoudre leur cas. En effet, seul le ministère de l’immigration espagnole décide de délivrer des laissez-passer. Sur quels critères ? De plus, le droit d’asile ne leur sera pas donné en Europe car ils ne relèvent pas du statut relatif à la convention de Genève de 1951 : ils ne sont pas en danger dans leur pays… Ils ont seulement voulu venir en Europe parce qu’ils « crevaient la dalle » en Inde… Nour, le Somalien, pourrait en revanche bénéficier du statut de réfugié car son pays est en permanence en guerre civile. C’est ce que lui dit un autre exilé pour le réconforter : « La Suède t’acceptera. » Beau moment de fraternité entre les deux jeunes.
Tous ou presque continuent de penser que c’est grâce à « la main de Dieu » qu’ils sont là, à la porte de l’Europe : Ceuta n’est qu’une étape dans leur parcours – et Dieu est toujours là !
Marius a obtenu son laissez-passer, son sésame pour l’entrée dans l’Europe de Schengen. C’est sur cette note d’espoir que se termine Ceuta, douce prison. Pourquoi pas « nous », semblent dire ses camarades d’infortune qui organisent une fête pour l’événement ?
Soutenu par Amnesty International France, la Ligue des droits de l’homme, la fondation France Libertés et nombre d’associations humanitaires, Ceuta, douce prison est d’une totale sincérité, ne jouant jamais sur le sentimentalisme ni sur le moralisme. Un beau documentaire, sensible et édifiant.

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