« DANS LA MER IL Y A DES CROCODILES », de Fabio Geda

Editions Liana Levi 174 p., 15€

Un endroit où rester
 

Abandonné par sa mère à l’âge de dix ans, un petit Afghan hazara menacé par les Talibans a traversé l’Europe à la recherche d’une vie meilleure

Il ne connaît pas véritablement son âge. Vingt-et-un ans peut-être aujourd’hui : l’état civil n’existait pas quand il naquit dans son village de Nava, « bande de terre, de maisons et de torrents, le plus bel endroit du monde », dans la vallée de Ghazni, en Afghanistan. Enaiat avait à peu près dix ans lorsque sa mère, pour le sauver des menaces de morts sur leur famille hazara, une ethnie honnie par les Pachtounes et les Talibans, l’abandonna au Pakistan après un voyage risqué de trois jours.

Elle lui fit les recommandations qu’une mère peut faire à un fils, ne pas voler, ne pas tuer, ne pas se droguer... et surtout, la plus précieuse : « Il faut toujours avoir un désir devant soi, comme une carotte devant un âne, parce que c’est en essayant de satisfaire ses désirs qu’on trouve la force de se relever, il faut toujours avoir un rêve au-dessus de sa tête, quel qu’il soit, alors la vie vaudra la peine d’être vécue ». Puis elle le serra plus fort que d’ordinaire avant qu’il s’endorme, et le lendemain matin, à son réveil, elle n’était plus là.

Rapidement il comprend, remettant son chagrin à plus tard tant les risques sont grands, ici aussi, dans la ville pakistanaise de Quetta, où il faut apprendre à trouver son repas quotidien, un endroit où se laver, où dormir en sécurité. Pas question d’aller à l’école comme ces enfants qui jouent dans les cours de récréation et dont il vient chaque matin écouter les cris, par plaisir. Pas question de penser à rentrer à la maison, dans la chaleur du foyer ; ce serait la marque de la bêtise et de l’irrespect après les risques pris par cette mère aimante et sacrificielle.

Enaiat n’a d’autre choix que survivre, enfant « pas plus haut qu’une chèvre » dans une ville hostile : d’abord homme à tout faire du marchand de sommeil chez qui ils avaient atterri à leur arrivée, il devient petit marchand ambulant, comme nombre d’enfants qui pullulent telles des abeilles. La vie est dure, la vie est douce aussi parfois, quand on se serre les coudes, quand une main est tendue.

Enaiat en trouvera quelques-unes sur son chemin, bienveillantes, surprenantes, des gestes anodins mais décisifs, qui redonnent vie et espoir. « L’histoire vraie d’Enaiatollah Abkari », dit le sous-titre du livre, a été écrite par le journaliste italien Fabio Geda. Il a rencontré Enaiat il y a quelques années au Centre interculturel de Turin, où ce dernier était invité à raconter son histoire, en italien, langue du pays d’accueil qu’il a apprise comme celles des terres qu’il a dû traverser.

Si ce livre vaut pour la force de ce parcours, il tire aussi sa préciosité de sa valeur littéraire. Le talent de l’auteur et l’intelligence pétillante d’Enaiat se conjuguent, on le sent, pour donner au texte sa grâce, sa poésie, ses traits d’humour et même sa politesse. Comme il aurait été facile de composer un récit tire-larmes, de jouer sur la sensiblerie ! Au contraire, s’il est volontiers émouvant, le récit se tient droit, de bout en bout, comme Enaiat. Il dit sans excès la peur et les tremblements, comme il montre la logique de ce chemin absurde.

C’est peut-être ce refus de l’apitoiement qui a soutenu le garçon à se sauver lui-même. Au Pakistan, en Iran, en Turquie, en Grèce. Durant cinq ans, restant parfois plusieurs mois dans un lieu, reconstruisant sa vie au gré des étapes et des emplois précaires, l’enfant a traversé une partie de l’Asie et de l’Europe. Il sera reconduit deux fois à la frontière de l’Afghanistan, pour repartir aussitôt, comme tous les clandestins, faisant la fortune des trafiquants d’hommes et des passeurs.

Il briquera des maisons, construira des immeubles, sera raquetté ou battu par des polices corrompues. Il survivra à une longue marche de trente jours à travers les montagnes iraniennes et turques, laissant de nombreux morts derrière lui. Il survivra aussi à trois jours continus agenouillé entre les essieux d’un camion ; à la traversée de la mer Egée en canot pneumatique, pour arriver en Grèce trempé, vêtu de son seul slip.

« Comment on trouve un endroit pour grandir, Enaiat ? Comment le distingue-t-on d’un autre ? », lui demande Fabio Geda. « Tu le reconnais parce que tu n’as plus envie de t’en aller. (…) Ça n’existe pas, un endroit parfait. Mais il existe des endroits où, au moins, personne ne cherche à te faire du mal. » Il choisira Turin où, désormais âgé de seize ans, il est accueilli provisoirement par un couple.

Il y a de l’émotion à suivre chaque pas, chaque rencontre, la respiration retenue, même si les auteurs n’entretiennent jamais de suspense gratuit quand les circonstances en sont assez chargées par elles-mêmes. La sagesse d’Enaiat illumine chaque page. À découvrir son histoire particulière, on comprend la tragédie collective d’un pays où les enfants sont entraînés à tuer dès leur jeune âge, où on tremble pour n’avoir pas mangé le bon plat, pas dit le bon mot, où l’on peut être battu parce qu’on ne porte pas de barbe, même si l’on n’a que sept ans.

Combien sont-ils, ces enfants, ces jeunes gens, ces adultes apeurés, à entreprendre chaque mois ce périlleux voyage à travers deux continents, pour venir s’échouer sur les rives d’Istanbul, de Mytilène, de Calais ou autrefois de Sangatte ? Un peuple bigarré, hétérogène, uni par l’absence de choix.

On ne cesse de revenir à ce tracé sur la carte reproduite en ouverture du livre, montrant la longue route parcourue par Enaiat. Il est semblable aux points numérotés et reliés d’un jeu d’enfant. Mais le dessin obtenu ne forme pas de boucle, ne revient pas à son point de départ. Ce tracé-là reste à accomplir lors d’un autre voyage. C’est seulement une fois la vie commencée ailleurs qu’Enaiat pourra s’autoriser à penser à son enfance écourtée et à sa mère, en regardant pour la première fois vers le levant, deux mondes coexistant désormais en lui.

SABINE AUDRERIE

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