L’Humanité / La chronique philo de Cynthia Fleury : Vies étrangères , à propos de

« Dedans, dehors. La condition d’étranger », de Guillaume 
Le Blanc

Voir aussi à ce sujet : http://www.franceculture.com/oeuvre...

Les démocraties sont, à l’instar de tous les régimes, le lieu de vertus antagonistes. Ce qui, ailleurs, 
se subit dans le silence frappe d’autant plus dans 
les orées du pacte démocratique qu’il se veut social 
et de droit. Au final, les indignations démocratiques sont moins silencieuses, mais le principe d’acceptation reste vernaculaire, et la démocratie laisse cohabiter l’inacceptable et les témoignages la dénonçant.

Dans son dernier ouvrage (1), Guillaume 
Le Blanc s’inscrit dans le sillage d’un Jean-Luc Nancy, définissant l’intrus comme celui dont «  la venue ne cesse pas, qui continue à venir  ». L’étranger, disons l’immigré car l’étranger n’existe pas, il est tout au plus visiteur, résident, sans-papiers, clandestin, réfugié… Ou plutôt si, gardons le terme d’étranger, puisqu’il s’agit bien 
de cela : ne plus exister, ne plus vivre la vie commune. C’est l’entrée dans la déshumanisation. «  L’accès 
à un travail légal, l’accès à des papiers, l’accès à une nationalité, à une citoyenneté politique. […] C’est ce refus de l’obtention de propriétés majeures de la vie humaine qu’implique la désignation d’étranger.  » L’hospitalité, 
la figure de l’étranger n’ont-elles jamais été autre chose qu’une fabrication sociétale ? Notions qui, à l’instant même de l’énonciation, sont crépusculaires ? 
Leur invalidation n’est-elle que moderne ? D’une certaine manière, oui. 
Car ces logiques d’effacement sont contemporaines de l’État-nation capitalistique. 
Là où les régimes autoritaires aimaient 
à retenir, les démocraties 
se plaisent à rejeter. 
Au mieux, elles fabriqueront des «  Autrui réformés  ». Et si les démocraties volent la vie des étrangers, elles volent aussi leur parole, du moins une partie : la Cimade, la Gisti, le Réseau sans frontières, toutes ces associations viennent tenter de traduire leurs «  vies intraduisibles  ». 
Être un étranger sans papiers, poursuit Guillaume 
Le Blanc, c’est d’abord «  ne pas se voir reconnaître 
la possibilité de faire œuvre  ». Le travail au noir, l’absence de statut juridique font que le travail n’est promesse d’aucune œuvre : «  On travaille, mais on raye toutes les traces de son travail.  » On fabrique son invisibilité 
du fait même que l’on travaille dans ces conditions. 
Vivre ainsi, travailler ainsi, c’est disparaître.

Comme le souligne Ricœur, l’étranger est moins «  celui qui n’est pas des nôtres  » que celui qui n’est pas autorisé à devenir l’un des nôtres. Bien sûr, il reste l’hospitalité. Mais «  l’hospitalité est malade de sa structure coloniale : avec elle, les accueillants pensent pouvoir […] domestiquer l’étranger.  » L’hospitalité a laissé place à l’insertion. Qu’est-ce que bien accueillir, alors ? Derrida l’a fort bien formulé : l’hospitalité est un «  trouble des identités  » et des rôles, où l’accueillant devient dépendant de son hôte, quitte l’imperium qui le caractérise, et «  prend soin  » de l’autre. L’hospitalité, comme modalité du «  care  ». La vérité de l’hospitalité renvoie plus au soin (ordinaire) qu’à la rencontre (extraordinaire).

Il est vrai que «  donner ce qu’on n’a pas  » n’est pas la qualité première des sociétés modernes rompues, dans le meilleur des cas, à la redistribution. Si l’infra-politique, poursuit Le Blanc, est de la vraie politique, «  c’est précisément parce que les logiques d’action des subalternes ne s’inscrivent nulle part et que leur effacement contribue à dépolitiser les différents types 
de domination, de classe, de genre ethnique, qui 
ne sont plus considérés comme faisant l’objet de luttes politiques  ». Dur destin moderne qui rend anonymes 
les uns et efface les autres.

 

(1) Dedans, dehors. La condition d’étranger. Éditions du Seuil, 2010.

Cynthia Fleury

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