EL Watan : Smaïn Laacher. Sociologue : « Déconstruire un discours moral »

Chercheur au Centre d’études des mouvements sociaux (CNRS-EHESS), juge assesseur représentant le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), Smaïn Laacher déconstruit les idées reçues sur l’immigration dans son dernier livre, "Ce qu’immigrer veut dire".

par Rémi Yacine

-Quelles sont les principales idées reçues que vous avez relevées ?

Je n’ai pas cherché à traquer des idées particulières que j’aurai préalablement qualifiées d’« idées reçues ». Il y a une pluralité de discours sur l’immigration et les différences qui les opposent ne sont pas seulement des différences entre grande famille politique : extrême droite, droite républicaine, gauche réformiste et gauche radicale. Au sein des familles politiques elles-mêmes il existent, sur ce thème, des sensibilités parfois très significatives. Mais il y a un « sens commun » largement partagé et largement infondé à gauche comme à droite (ou inversement) sur l’immigration et les immigrés. Par exemple, sur le droit de vote aux municipales. Les uns disent : « Les Français n’étaient (ou ne sont) pas prêts » ; les autres disent : « Le droit de vote est un instrument d’intégration. » La peine de mort a été abolie alors que les Français n’étaient pas « prêts ».

Les expériences en matière de droit de vote des étrangers montrent que ces derniers ne se précipitent pas sur ce droit lorsqu’ils le possèdent. Voter n’empêche pas le fait qu’il y ait plus de 10 millions de pauvres en France avec son cortège d’exclusion, de désaffiliation, etc. En fait, mon travail a consisté à déconstruire un discours moral à partir des acquis accumulés en ce domaine par les sciences sociales. Et la science va presque toujours contre les « idées préconstituées ».

-Selon vous, le Printemps arabe n’a pas eu pour conséquence un afflux massif vers l’Europe. On avait pourtant assisté à une campagne sans précédent d’hommes politiques pendant cette période...

Oui, souvenez-vous de la déclaration de Nicolas Sarkozy, le 27 février 2011 : « Les conséquences de telles tragédies (les révolutions arabes) sur les flux migratoires sont connues, c’est la France qui est en première ligne. » La réalité fut tout autre. Dans les premiers mois de l’année 2011, selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), sur les 1 094 380 personnes parties de Libye, 910 000 ont été accueillies par les Etats voisins, la Tunisie, l’Egypte, le Niger, le Tchad et l’Algérie. Il n’y a pas eu, en direction de l’Europe, d’afflux de populations d’une telle ampleur. En comparaison, et toujours selon la CNCDH, l’Europe a accueilli au premier trimestre 2011 environ 24 000 personnes en provenance de Tunisie et 16 000 en provenance de Libye.

Les centaines de milliers de migrants (de toutes nationalités) qui ont fui la Libye en guerre civile sont allés se « réfugier » principalement en Tunisie et en Egypte. On ne peut donc pas dire qu’il y a eu « partage du fardeau » selon le vocable en cours dans les instances de l’Union européenne. Les plus riches se sont déchargés sur les plus faibles d’un fardeau très encombrant, celui d’immigrés fuyant la violence, l’arbitraire et la persécution (de nombreux Subsahariens étaient pris jusqu’à la mort entre le marteau des groupes liés au Conseil national de transition et l’enclume des militaires pro-Gueddafistes). Les quelques milliers de Tunisiens (environ 5000) qui ont débarqué, en février 2011, sur l’île italienne de Lampedusa à la suite de la chute du régime de Ben Ali, n’ont pas été les initiateurs d’un mouvement de longue durée. Cela n’a duré que quelques mois et l’afflux s’est vite tari.

-Vous démontez le cliché qui veut que l’islam soit un frein à l’intégration...

Permettez-moi de citer quelques chiffres intéressants. Ils ne sont pas la vérité mais ils donnent une idée de la réalité. L’enquête de l’Institut américain Pew Research Center, réalisée en 2006 auprès de musulmans de quatre pays européens (France, Angleterre, Allemagne et Espagne) montre que 72% de Français musulmans ne perçoivent aucun conflit entre « le fait de pratiquer l’islam et le fait de vivre dans une société moderne ». Toujours d’après l’enquête menée par l’Institut américain, « 91% des Français musulmans ont une opinion favorable des chrétiens et 71% une bonne opinion des juifs ». Tel n’est pas le cas des musulmans britanniques, allemands et espagnols : ils sont respectivement 32%, 28% et 38% à « avoir une bonne opinion des juifs ».

Autre résultat intéressant, « la préférence pour l’assimilation » des Français musulmans : 78% souhaitent se conformer aux « traditions nationales » (contre 41% en Angleterre et 30% en Allemagne). La majorité (donc pas tous) ne fait pas, pour le dire rapidement, de la République et de l’islam deux entités distinctes et inconciliables. Cela ne signifie pas, encore une fois, que règne l’harmonie entre la norme juridique impersonnelle et la tradition et la norme religieuse, impérative et toujours collective.

-On a souvent entendu dire que « les immigrés ne veulent pas devenir Français ». Est-ce vraiment le cas ?

Majoritairement, de manière plus ou moins tranchée, ces populations excluent un retour définitif dans leur pays d’origine. Le regroupement de ces populations est bien plus le résultat d’un « effet social et institutionnel d’assignation territoriale » que d’une envie irrépressible de vivre entre soi. Ce qu’on appelle parfois « l’ethnicisation des quartiers » tient beaucoup plus à une politique du logement, à la faiblesse des revenus, au taux important de chômage, à l’impossibilité de stratégie résidentielle, à des scolarisations ratées, etc. Il n’est dès lors pas étonnant que les rapports communautaires soient, par la force des choses, favorisés avec leur cortège d’auto-exclusion, d’isolement social, de pression ethnique, en particulier à l’égard des femmes.

Les enfants élevés et scolarisés dans ces univers sociaux et culturels voient se rétrécir les espaces relationnels dans lesquels les Français n’occupent plus de place dominante. L’intégration devrait plutôt s’assigner la résorption de toutes les spécificités radicales, qui vont à l’encontre de la construction d’un lien national avec la nation et la société française : réduction de la religion à la sphère privée, lutte contre toute spécialisation professionnelle sur la base de l’appartenance ethnique, etc. Ce qu’on appelle ordinairement l’intégration ou l’assimilation n’est rien d’autre qu’être « naturellement Français » (en droit), ou « naturellement citoyen de la nation » avec des soucis ordinaires.

-Comment combattre tous ces stéréotypes ?

Celui qui a un préjugé n’est pas forcément inculte. Chacun de nous a des préjugés. Partir en guerre contre eux est une bataille perdue d’avance. Ils sont plus forts que nous. Aucun groupe social n’y échappe, y compris les intellectuels, les chercheurs, les journalistes... Même l’école a des préjugés ! Et quand ils sont collectifs et répétés, les préjugés constituent des stéréotypes.
Ce n’est pas la peine de se révolter contre les préjugés, puisqu’ils constituent une première phase avant le jugement le plus pertinent, le plus « scientifique » (au moins provisoirement). Le préjugé n’appartient pas systématiquement à l’erreur ou au faux. Et toute épreuve est bonne à prendre pour comprendre. Tous les débats sont légitimes. Il s’agit de saisir le préjugé comme une idée capable d’être analysée et aussi d’être interprétée. Le problème fondamental est le suivant : un préjugé énoncé par un pouvoir politique est plus redoutable qu’un préjugé énoncé par une personne qui n’a aucun pouvoir.-

Ce qu’immigrer veut dire (Paris, Le Cavalier Bleu, 2012)

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