BD

El Watan / Les Mohamed, ces étrangers pas si étranges

Il est des œuvres qui parlent autant à la tête qu’au cœur. Les Mohamed panse des blessures qui ont du mal à se cicatriser. Jérôme Ruillier donne un éclairage singulier du présent en convoquant le passé. S’inspirant du film documentaire et du livre de
Yamina Benguigui, Mémoires d’immigrés, avec un trait personnel, entre Art Spiegelman et Marjane Satrapi, il nous donne une leçon du vivre ensemble. Une œuvre intelligente, subtile, originale et d’une rare puissance. Coup de cœur d’El Watan.

- Comment est né ce projet de transposer Mémoires d’immigrés en BD ?

J’avais lu ce livre il y a une dizaine d’années, le choix des témoignages m’avait attiré, mais le vrai début du projet, c’était il y a 4 ans lors des précédentes élections présidentielles. Il commençait à y avoir un climat nauséabond, certains partis politiques – et ce n’est pas nouveau – abusent des clichés et de la méconnaissance de l’autre pour nourrir des peurs irrationnelles.
Aujourd’hui, il faut raconter, car, comme le dit Yamina Benguigui dans une interview : « A ne pas connaître son histoire, on se trompe d’histoire ». Avec Mémoires d’immigrés, j’ai voulu confronter une nouvelle fois l’imaginaire au réel.

- Pourquoi avoir choisi ce trait entre Spiegelman et Satrapi ?

J’ai choisi un style animalier, simple et stylisé au maximum. En noir et blanc (vu le nombre de pages, je n’ai pas eu droit au gris), avec de grandes images et des aplats noirs pour faciliter la lecture. J’ai fait le choix de l’anthropomorphisme, car ces « têtes d’ours » mettent une sorte de neutralité ou d’anonymat. Tout le monde peut s’identifier, et cela permet une certaine connivence avec les personnages. J’avais déjà fait ce choix animalier lors de mon précédent album, Le cœur-enclume, qui raconte la naissance de ma fille porteuse de trisomie 21.

- Dans votre livre poétique, il y a une forme d’animalité, de conte, de fantastique. Pourtant, les histoires sont bien réelles. Comment l’avez-vous conçu ?

Cet effet de conte est peut-être dû aux personnages « ombre » et « cerf », que j’ai glissés dans mes « commentaires » qui parsèment l’album. Cette « ombre » représente notre part d’ignorance qui alimente notre peur, notre racisme, et le « cerf » représente cette part d’humanité présente dans le livre de Yamina
Benguigui.

- On assiste actuellement en France à un climat assez pesant (islamophobie, racisme, la peur de l’étranger...). Votre livre arrive presque à contre-courant. On voit plus les Zemmour, Menard à la télé que Jérôme Ruillier... Les Mohamed est-ce une réponse aussi à ce discours ambiant ?

Oui, j’ai démarré cet album suite aux précédentes élections, ce sentiment d’oppression n’a fait que croître, on est passé aux sans-papiers, aux Roms... Malgré ce sentiment d’urgence, j’ai étalé ce travail sur 4 années, en me donnant beaucoup de temps.
Je voulais, à l’image du livre de Yamina Benguigui, faire un album sur la dignité, sur le respect de l’autre, sur la mémoire, en refusant toute polémique, très courante dans les médias et très frustrante, car à la fin chacun garde sa position sans convaincre l’autre.

Rémi Yacine


Voir à ce sujet :

 Voir et Agir : Etranges étrangers de Marcel TRILLAT et Frédéric VARIOT, livre de Tangui Perron

 Etranges étrangers, poème de Jacques Prévert, musique de Kosma (voir aussi Chasse à l’Enfant)

Lire la suite : http://www.elwatan.com/hebdo/france...