« Afin d’éviter d’avoir des propos et attitudes déplacées dans le cadre de mon emploi, je préfère écrire…
Je
m’appelle Marie*, je suis infirmière diplômée d’État depuis 2013. Cela
fait donc deux ans et demi que j’exerce mon métier de la façon la plus
“juste” possible. Je suis âgée de 25 ans. Aujourd’hui, nous sommes le 12
février 2016 et j’exerce mon métier dans un Centre de Rétention Administrative
ou sont placés des individus “sans-papiers”, “sans titres de séjours”,
“sans autorisation de séjourner sur notre territoire français”.
J’ai vu énormément de choses choquantes
au cours de ma petite carrière, nombre de faits insignifiants, de
personnels qui traitent les individus comme “des chiffres”, “des numéros
de dossiers”, “des individus vagabonds sans âmes”.
Aujourd’hui en écrivant ces mots, je
suis sombre, déçue, triste d’appartenir à cette communauté de
fonctionnaires français. J’ai assisté à un évènement déplorable,
inqualifiable. Comment est-ce possible de traiter des individus de la
sorte ?
Mme M., âgée de 31 ans, de nationalité
Cap-Verdienne est sur notre territoire depuis 2009, soit six ans. Elle
parle le français de façon remarquable, vit au moyen de petits boulots
(femme de ménage) pour lesquels elle touche environ 600 €/mois. Son mari
est détenteur d’une carte de séjour portugaise, carte bientôt périmée.
Il travaille lui aussi, dans le bâtiment principalement. Elle vit dans
une commune agréable. Ils sont heureux ensemble et leur souhait le plus
cher est de faire un jour revenir leur fille âgée de dix ans en France.
Cette dernière est restée au Cap-Vert avec ses deux grands-mères.
Les individus placés en Centre de
rétention le sont pour une durée maximale de 45 jours, mais peuvent être
reconduits à la frontière ou libérés avant cette date fatidique de 45
jours. Durant cette période, deux entrevues avec le Juge des libertés et
de la détention sont organisées. L’une dans les 5 jours suivant
l’admission au centre, puis vingt jours après la première entrevue. Mme
M. a été placée au CRA le 29 décembre 2015. Sa rétention devait prendre
fin le 12 février 2016 à 16h55, soit quarante-cinq jours après sa mise
en rétention.
La rétention de Mme M. a été difficile,
ponctuée de périodes d’espoir et d’autres plus tristes, anxiogènes avec
la crainte légitime d’être renvoyée dans son pays. Ses jours de
rétention ont oscillé entre sa chambre sombre, sans ouverture au monde
ni à la lumière du jour et la salle de détente composée d’une table,
quelques chaises, une télévision allumée continuellement pour meubler le
temps… Nombreux ont été les passages à l’infirmerie pour panser ses
détresses morales. Quelques rares nuits complètes également. Ses repas
servis dans des barquettes en plastique pendant les quarante-cinq jours
de sa rétention n’ont pas tous été consommés, en dépit de quoi Mme M. a
perdu cinq kilos. Elle était déjà maigre à son arrivée. Seules les
activités proposées par d’aimables bénévoles ont pu égayer ses journées.
Afin de se défendre de la meilleure façon qu’il soit, Mme M. a demandé
les services d’un avocat privé (on propose aux retenus les services d’un
avocat commis d’office), afin d’obtenir les meilleures possibilités.
Elle a, durant sa rétention, fait une demande d’asile auprès de l’Assfam
(Association Service Social Familial Migrant) et n’a jamais adopté de
comportements déviants, provocateurs, insolents. Ne s’est jamais fait
remarquer d’aucune manière.
Au terme de quarante-quatre jours de
rétention, elle est venue me voir à l’infirmerie, radieuse d’être au
lendemain puisqu’aucun vol n’était affiché durant ces jours écoulés.
Elle venait de raccrocher le téléphone, elle communiquait avec sa mère,
cette dernière étant très inquiète sur le sort de sa fille, qui aurait
pu après plus de dix ans retourner sur les îles de l’océan Atlantique.
Je n’avais jamais vu Mme M. aussi
heureuse, elle me parlait joyeusement des plats qu’elle allait manger en
rentrant chez elle, avait demandé à son conjoint d’acheter quelques
mets en particulier, et souhaitait par-dessus tout manger du poisson ou
de la viande, bien qu’elle soit chrétienne et qu’en ce Vendredi Saint,
elle ne puisse faire d’entraves à ces traditions. Elle qui n’arrive à
dormir que dans son propre lit, comme beaucoup d’entre nous, là où elle
se sent vraiment chez elle. Elle me disait qu’elle aimait tout
particulièrement la ville de Paris, qu’elle s’y sentait bien, qu’elle
trouvait les gens chaleureux ici. Pour avoir vécu à Lisbonne de très
nombreuses années, Mme M. ne regrettait pas la vie portugaise bien au
contraire. Son maigre salaire en tant que femme de ménage lui permettait
de subvenir en partie à la vie quotidienne de sa fille restée sur
l’île. Et quelle île, qu’elle a quittée avec regrets afin d’offrir à sa
fille une vie meilleure. Son village natal est à priori bordé de sable
noir.
Le 12 février 2016, en arrivant au
travail à 8 heures, je constate que Mme M. à un vol en direction de
Praia ce jour même, c’est-à-dire au 45e jour de sa rétention. Mme M.
doit être fin prête à 13h45 (les policiers de la COTEP, Compagnie des
transferts, escortes et protections, sont arrivés à 13h37) afin de se
rendre à l’aéroport pour un vol retour (vers la misère) en direction de
Lisbonne, puis Praia… À 17h05. Or, il est stipulé que la fin de
rétention de Mme M. se termine le 12/02/2016 à 16h55.
Si Mme M. refuse de prendre ce vol, elle
est en infraction, puisqu’elle refuse de se soumettre à la loi
française qui l’oblige de quitter le territoire français (OQTF). Elle
risque une forte amende, voire même une peine d’emprisonnement.
Je découvre donc Mme M. en pleurs,
tremblante, angoissée, sans avoir pu fermer l’œil de la nuit dans le
bureau de l’ASSFAM. La juriste se trouvant dans ce bureau lui explique
les recours juridiques possibles, c’est-à-dire peu de choses… Et lui
explique la procédure (rapatriement par les policiers vers l’aéroport…).
Je découvre une femme dépourvue de force, les paupières dévastées par
les pleurs, les mains tremblantes, la panique vissée sur son visage.
Après un passage à l’infirmerie, je
décide de rédiger une demande d’Urgence médico-chirurgicale (UMC). En
tant que professionnelle de santé, je constate que Mme M. est dans un
état psychologique difficile, une détresse morale importante, des signes
d’angoisse manifestes, avec un risque de passage à l’acte. Elle
présente des céphalées intenses (pouvant être récurrentes chez elle) non
soulagées par des médicaments. Après lui avoir pris ses constantes, son
pouls est élevé, pouvant être lié à son état psychologique. Je confirme
donc mon intention de l’envoyer dans notre hôpital de référence afin
qu’elle puisse être examinée par un médecin, son état de santé physique
et psychologique le justifiant.
Malgré tout, je ressens une immense
crainte de faire cet acte pouvant être anodin d’autres fois parce qu’il
peut substituer le départ à l’heure pour l’aéroport de Mme M. J’ai peur
de subir des pressions des représentants de la police, parce que mon
acte va être mal “jugé”, mal “interprété”. Convaincue de faire les
choses en tout état de cause, je maintiens ma demande d’Urgence
médico-chirurgicale et je remets les papiers relatifs au gardien de la
paix présent ce jour. S’en suit alors la venue d’un autre gardien de la
paix référent de ce Centre de Rétention au sein même de l’infirmerie et
je lui tends les papiers donnés au gardien de la paix quelques minutes
plus tôt “Non, mais t’es sérieuse, t’étais avec l’ASSFAM ce matin et tu me ponds ça”.
Bien que tremblante intérieurement, je
reste sur mes positions et j’affirme que cette demande d’UMC est
justifiée vu l’état de santé de la patiente. Ni “d’au-revoir”, ni de
“merci”, talons tournés. Dans le but de connaître le délai dans lequel
va partir Mme M à l’hôpital, je redescends au bureau de la gestion, et
j’apprends que le gardien de la paix référent du CRA est en train de
rédiger un rapport des faits qui viennent de se dérouler, rapport
demandé par le commandant en charge des différents centres de rétention
de notre secteur géographique.
Toujours dans un but d’améliorer l’état
de santé de Mme M, et afin d’éviter qu’elle ne compromette à sa vie, je
retourne la voir dans son lit. Cette femme est désemparée, prise de
crises d’angoisses et n’a de cesse de pleurer. Je lui apporte tant bien
que mal mon soutien, même si celui-ci s’avère insuffisant. Et je
constate avec désarroi, tristesse que Mme M. est appelée au micro à
13h37. Elle sort de sa chambre affaiblie, en pleurs. On lui demande de
prendre l’intégralité de ses affaires avec elle…
Le gardien de la paix présent me
confirme qu’elle va effectivement partir à l’hôpital, mais me fait
comprendre que le détour va être bref, en direction de l’aéroport…
J’assiste impuissante à cette scène rivée derrières les fenêtres tristes
et sombres du centre de rétention, accompagnée des cinq autres retenues
pétrifiées derrières ces barreaux grillagés, qui craignent surement
elles aussi le fameux jour de libération, le fameux 45e jour attendu
avec hâte pendant 1080 longues heures adoucies par la télévision
française.
Le désir de son lit douillet et de son
poisson cuisiné par son mari est bien loin à cette heure. J’entends
seulement quelques phrases lui étant adressées avec virulence “carte vitale… On sait très bien que vous n’avez rien…“.
Dos courbé, tête baissée devant ces individus représentant la Nation
Française. Qu’elle est belle notre France, j’ai honte ! Où est la
délinquante, la déviante dans le personne dressée devant vous ? Cette
femme souhaitait juste se faire la plus discrète possible et aspirait à
une vie meilleure, comme nous tous. Ne sommes-nous pas tous en quête du
bonheur, et ne souhaitons-nous pas le meilleur pour nos enfants ? Juste
un bref rappel : IDH (Indice de développement humain) de la France : 0,88, IDH du Cap Vert : 0,57. Que rajouter de plus ? ».
Ce mail je l’ai reçu d’une amie alors
que je passais un vendredi comme un autre, à me demander quelles
futilités allaient bien remplir mon week-end. Des images de migrants on
en voit partout, mais ce quotidien cruel, cette valse des reconductions
pour le chiffre on ne la connait pas ou on l’oublie. Pire, on s’y fait.
Marie, elle, elle ne voulait pas s’y faire, ce texte elle l’a aussi
envoyé à son supérieur parce que parfois, certaines injustices nous
poussent à mettre notre petite situation en danger. Je me suis dit et
moi à sa place ? Qu’aurais-je fait ? Et vous ? Marie elle, l’a fait et
grâce à elle Mme M. n’a finalement pas pris ce vol.
Latifa Oulkhouir
*Le prénom a été modifié