"Goodbye Solo" / Passeur d’espoir - INTERVIEW DE RAMIN BAHRANI

Après ’Man Push Cart’ et ’Chop Shop’, Ramin Bahrani poursuit son exploration du melting pot américain avec ’Goodbye Solo’, aventure humaine portée par des héros tout droit surgis du quotidien. Sur les écrans le 9 septembre, ce conte social déconcerte par sa justesse et sa spiritualité. Rencontre avec un cinéaste engagé.

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C’est dans l’obscurité d’un taxi noctambule que naît l’amitié qui unit les héros de ’

Goodbye Solo
’. Emigré sénégalais et chauffeur volubile, Solo fait la connaissance du taciturne et suicidaire William. Collision humaine sur fond d’

American Dream
consumé, le troisième opus de

Ramin Bahrani
confronte les visions d’un pays à la fois plein de promesses et lourd de désillusions. Aux commandes de cette tragi-comédie authentique se profile un réalisateur impliqué, attentif et curieux de démonter les rouages d’une intégration essentiellement théorique. De l’éloge du quotidien à la critique de la société, cap sur l’univers fascinant d’un passeur d’espoir, capable de conduire jusqu’au cinéma les tranches de vie les plus ordinaires.

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L’immigration, l’intégration, l’idée d’un melting pot défectueux sont des thèmes récurrents de votre cinéma. Est-ce parce qu’ils vous touchent de près ?

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Mes origines iraniennes n’ont pas nécessairement influencé le choix de mes films. Je suis né et ai grandi en Caroline du Nord. Je me sens Américain et je pense que mes films sont destinés à un public américain. D’autres pays doivent faire face à des questions d’immigration, mais l’Amérique est unique en son genre dans la mesure où elle se définit et se redéfinit constamment par l’arrivée de nouveaux migrants.

Les héros de mes trois métrages semblent rejeter leurs propres traditions, peut-être même l’endroit d’où ils viennent ; et ils n’acceptent pas complètement non plus où ils se trouvent. Mais malgré le fait qu’ils deviennent individualistes, tous ont un rêve qu’ils poursuivent.


Vos héros sont indiens, latinos, africains… Vous considérez-vous comme un passeur, permettant aux immigrés anonymes d’atteindre une visibilité au cinéma ?

Bien sûr, le cinéma joue un rôle important dans la visibilité des immigrés. Plus qu’une publicité pour McDonald ou qu’un jeu vidéo. Mais surtout, je pense qu’il doit concerner un public, l’emporter. Pas seulement des cinéphiles, "monsieur et madame tout le monde", ceux qui triment pour payer leur loyer, qui comptent combien de repas ils peuvent s’offrir par mois.

La plupart des personnages de cinéma semblent avoir des vies parfaites, de superbes maisons et des emplois loin de la réalité comme détective, ministre ou architecte. Est-ce pour autant que les films centrés sur les "travailleurs" doivent êtres sombres, déprimants ou lents ? Certainement pas.
C’est pourquoi je voulais que la scène d’ouverture de ’Goodbye Solo’ soit à la fois drôle et sérieuse, qu’elle capte immédiatement l’attention. Que le spectateur regarde ce chauffeur de taxi et ait envie de savoir ce qu’il va lui arriver ensuite. J’ai passé beaucoup de temps avec les personnes qui ont inspiré mes protagonistes.

Ces gens ont plus de vie et d’humour que tous les intellectuels que j’ai pu rencontrer dans ma vie. Ils ont cette énergie. Et c’est ce que je respecte le plus chez eux.


Avez-vous déjà songé à consacrer des documentaires à ces gens ?

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J’aimerais bien réaliser un documentaire à l’avenir. Mais je n’aime pas l’idée d’une distinction claire entre réalité et fiction. Je préfère que la fiction s’inspire de la réalité dont j’ai été témoin. Comme ça a été le cas pour le chauffeur de taxi originaire du Sénégal avec qui j’ai passé six mois. Il me semble important que la relation entre le public et les héros dépasse le cadre de la fiction. Que l’on puisse monter dans un taxi et penser à Solo, personnage a priori ordinaire qui fait quelque chose de grand, de désintéressé et de très courageux à la fin du film. Je trouve intéressant qu’il soit un simple chauffeur de taxi, qu’il ne soit pas interprété par Will Smith, et surtout qu’on ne l’ait jamais rencontré auparavant. Je veux que l’on se dise que le serveur au restaurant pourrait faire une telle chose, mais aussi l’éboueur, le vendeur de chaussures. Et donc que soi-même on peut le faire.


Pour ’Goodbye Solo’ comme pour vos précédents films vous êtes parti de personnages réels pour construire votre histoire. Est-ce primordial que la réalité alimente la fiction ?

C’est extrêmement important. Quelles meilleures histoires que celles qui se déroulent autour de nous ? Je pense que trop souvent le cinéma se tourne vers la même direction. J’aimerais en trouver une autre. De très bons réalisateurs y arrivent, tels Carlos Regadas ou Ken Loach qui s’y adonne depuis toujours. Il suffit de regarder combien d’histoires géniales il a trouvées. Pourtant ses films sont complètement fictionnels, écrits et ne sont pas improvisés. Mais j’aime le fait qu’ils s’inspirent jusqu’à un certain point de la réalité.


Votre cinéma est à la fois proche de celui de Ken Loach et du néoréalisme italien. D’où vient votre inspiration ?

J’apprécie beaucoup le néo-réalisme italien en effet. J’adore Federico Fellini, bien qu’il n’ait rien à voir avec mon style. J’aime aussi le cinéma de Robert Bresson ou Ingmar Bergman. Pour ’Goodbye Solo’ j’ai beaucoup pensé à Roberto Rossellini et ses personnages qui aspirent à faire des choses que leurs corps les empêchent de faire, mais qu’ils font quand même. Solo aussi aspire à réaliser quelque chose de grand, qui le dépasse.


Justement. Vous menez une véritable enquête d’ethnographe avant chaque film. Comment procédez-vous ? Est-ce que vous provoquez vos rencontres ou bien surviennent-elles au hasard ?

Les deux. Pour ’Goodbye Solo’, c’est arrivé par chance. Le chauffeur de taxi en question, jouait au football avec mon frère. Son côté amical et très sociable m’a immédiatement séduit. Deux, trois jours plus tard, je l’ai retrouvé à une station-service. Il y avait un second emploi. Nous avons parlé là encore un peu et j’ai appris que non seulement il avait deux emplois, mais surtout qu’il ne possédait pas de voiture. Il se rendait à son travail à pied ou en prenant le taxi, le comble ! Un chauffeur de taxi qui n’a pas de voiture ! C’est un film ! Lire la suite de Passeur d’espoir »

Vos films sont peuplés de visages inconnus qui deviennent inoubliables…
 

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Je soigne particulièrement le casting. J’auditionne et je fais les repérages moi-même. C’est primordial pour moi de me connecter physiquement au film. De ne pas le réaliser depuis une chaise ou au travers d’un stagiaire ou d’un assistant.

Je regarde toujours un acteur en me demandant quelle gamme d’émotions transparaît de son visage. Est-il intéressant au point que je préférerais continuer à le regarder même si un accident de voiture se produisait près de moi ?
Souleymane Sy Savané a ce visage, comme le jeune Alejandro dans ’Chop Shop’. Ils pourraient être tant de choses : joyeux, énergiques mais aussi être très sérieux ou contemplatifs. En ce qui concerne Red West, l’interprète de William, son faciès pourrait inspirer les prisons les plus sombres et fait l’objet d’une exposition au centre Pompidou !

En tant que cinéaste américain d’origine iranienne, quel regard portez-vous sur le fameux American Dream ?

Ce rêve devient de plus en plus difficile à atteindre. Mais les Etats-Unis sont sûrement le seul pays où Barack Obama pouvait devenir président.
C’est son côté positif. En même temps, on doit l’interroger et le reconsidérer. Peut-être qu’une part du XXIème siècle verra les populations, non plus migrer vers l’Amérique mais retourner vers leur pays d’origine, qui sait ? Mais je ne souhaite pas me cantonner aux seules questions d’immigration. Le problème est davantage économique même si bien sûr l’origine et le genre sexuel en font partie. Sans arriver à une égalité entre les êtres - ce à quoi je ne crois pas -, je crois à un combat sans fin. Un monde où chacun doit lutter, se rebeller d’une façon ou d’une autre. C’est absurde de penser que tout est aussi joyeux et ensoleillé que les

happy ends
de la plupart des films hollywoodiens. Ca ne veut pas dire non plus que les fins doivent être tristes. Simplement plus réalistes. Les

happy ends
sont comme des sucreries. Vous les mangez et les trouvez délicieuses pendant cinq minutes. Jusqu’à ce qu’elles vous donnent mal au ventre.

J’aime que les films ressemblent à une soupe bien copieuse accompagnée d’un bon verre de vin. Pourquoi ne pas rire et pleurer en même temps. Pourquoi le public ne ressentirait-il pas la tristesse et l’espoir ?


Selon vous, seul le cinéma indépendant peut se permettre de traiter pareilles problématiques aux Etats-Unis ?

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On ne peut pas ignorer que les films sont des entreprises financières. Rares sont les exemples de réalisateurs qui ont le pouvoir d’adopter à la fois une vision indépendante et de travailler avec le système. Paul Thomas Anderson
l’a fait avec ’

There Will be Blood
’, qui ne s’autorise aucun compromis. Il était pourtant produit par la Paramount. Ca reste malin et rare. ’Goodbye Solo’ représente un sérieux investissement par exemple. Et en même temps, je ne sais pas si j’aurais pu le réaliser par le biais d’un studio. On me l’a déjà proposé depuis ’

Man Push Cart
’ mais je n’ai pas encore eu le temps d’y penser vraiment.

Dans ’Goodbye Solo’, quelque chose entre la poésie et la philosophie prend forme au-delà des mots. Dans l’atmosphère, les attitudes, les regards. Est-ce votre regard qui a évolué ?

J’ai toujours travaillé avec le même directeur de la photographie, Michael Simmons pour tous mes films. Y compris le dernier, ’Plastic Bag’, un court métrage sur un sac plastique qui a ouvert la compétition à Venise cette année. Nous essayons généralement de rester simples dans la mise en scène avec une attention particulière à l’émotion. Pour ’Goodbye Solo’, contrairement à ’Man Push Cart’ et ’

Chop Shop
’ qui se déroulaient dans un milieu urbain et surchargé, nous avons tourné en Caroline du Nord, au coeur d’un paysage clairsemé et rural. Nous avons beaucoup réfléchi à la position de la caméra dans le taxi par exemple, pour décrire la relation de Solo et de William. Jusqu’à la fin nous nous sommes focalisés sur les visages en contraste avec une nature spectaculaire.

Le paysage sert ici à transporter l’histoire vers un ailleurs. Nous avons tenté de capter le mystère répandu par le brouillard, la tension entre la couleur des feuilles et cette sensation de vie et de mort. Blowing Rock
, le lieu de la scène finale, dégage une telle beauté, une telle sensation de vie et en même temps une telle mélancolie, qu’il en devient presque spirituel. Un peu comme dans le ’Voyageur au-dessus de la mer de nuages’ du peintre romantique

Caspar David Friedrich
, d’où émane un sentiment très étrange.

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Propos recueillis par Laurence Gramard pour Evene.fr - Septembre 2009

 

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