Ils voulaient être footballeurs :
Ecoliers, vos papiers ! (extrait) : Claudio, albanais, 17 ans
Foot Solidaire : Yannick, camerounais

Deux destins de jeunes qui croyaient au foot et à la France... ils se retrouvent sans-papiers...

Dimanche 27 janvier 2006

Il est minuit, et au foyer et tout le monde dort profondément. Pas moi.

Lorsque je ferme les yeux, il me semble que je me retrouve en Albanie en train de dormir auprès de ma mère. Ma vie est si difficile sans mes parents, et je vis dans l’angoisse qu’on ne me donne pas de papiers. Que deviendrai je alors ?

Quand je vois les Français qui passent tout leur temps avec leurs parents, mon coeur me fait mal. Et quand je vais à l’école chaque matin à bicyclette, je regarde tous mes camarades qui sont accompagnés par leurs parents en voiture.

Déjà en Albanie ma vie était triste, mes parents étaient pauvres. Ma mère était malade du coeur et mon père la battait toujours quand il rentrait ivre.

Mon petit frère et moi essayions toujours de la défendre, mais il nous battait nous aussi. Après, quand j’avais dix ans, mon père est mort.

J’étais petit, pourtant c est moi qui aidais ma mère à faire les lessives ou à préparer les repas. Je n’allais pas à l’école et souvent je sortais vendre des cigarettes au marché pour acheter de quoi manger.

Voilà, je veux dire aussi qu en écrivant cette lettre j’ai pleuré. Je n’ai pas envie d’écrire plus parce que je trouve que sans parents et sans papiers ma vie est trop nulle.

Claudio, dix sept ans et demi.


Au téléphone, il m’avait dit : « Vous me reconnaîtrez, je suis le numéro 9... dans l’équipe des jaunes et bleus. Parfois je joue milieu droit, et parfois attaquant. »

Sans rien y connaître au football, je l’aurais reconnu entre mille. Car sur un terrain ce maillot-là est une comète ! En jaune et bleu, il court, esquive, observe et repart à l’attaque. Ce garçon a le foot dans la peau, cela se voit, et cela se sait dans la région. Quelques clubs sont d’ailleurs déjà sur sa piste.

Mais voilà, le rêve de Claudio n’est pas encore complètement possible. Car à dix sept ans et demi, « mineur isolé »pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance le jeune Albanais est en attente de régularisation. Les jours passent, et puis les mois, qui le rapprochent de sa majorité. Le 9 mai 2006, Claudio aura dix huit ans. Aura t il aussi ces fameux papiers tant attendus ? Que deviendra t il s’ils lui sont refusés ? Que deviendra avec lui Rocco, son petit frère et compagnon d’exode ?

Pour l’heure, crampons qui crissent sur l’herbe glacée d’un terrain de football, Claudio se bat pour garder sa place dans l’équipe. En ce froid samedi de janvier, le jeune garçon ne peut imaginer devoir quitter la France.

Et l’histoire qu’il me raconte n’a franchement rien d’un conte pour enfants.

Claudio est aujourd’hui un enfant sans papiers, et toute sa vie dépend désormais de cette régularisation qu’il espère, pour ses dix huit ans, en mai 2006.

Quelques heures après le match, remporté par son équipe un but à zéro, il est là devant moi, qui met un soin particulier à se souvenir des moindres détails de son incroyable et terrible épopée entre l’Albanie et la France. « Parce que, précise t il, je me dis depuis longtemps qu’il faudra bien un jour que je raconte ça à mes enfants. »

L’enfance donc, parce que tout commence ici, et parce que justement son enfance n’en était pas vraiment une. Une mère fragile, et souvent malade... Malade de quoi ? Il ne sait pas trop, du coeur ou bien alors de la tête, ou bien des deux.

Claudio, dont le regard se voile à cet instant, ne sait plus.

Il se souvient bien, en revanche, des absences de son père, chauffeur routier. De sa violence aussi, quand celui ci rentrait, des odeurs d’alcool, et aussi du petit garçon terrorisé qu’il était lorsqu’il tentait de s’interposer entre ses parents pour protéger sa mère.

Claudio n’allait pas à l’école, « pour rester m’occuper de maman et de mon petit frère ».

Finalement très tôt, vers sept ou huit ans, Claudio est un peu devenu l’homme de la maison.

Il ne se rappelle pas de jeux avec des copains. Il travaillait en vendant des gâteaux sur les marchés avec sa mère ou bien seul quand celle ci était trop malade, et restait dans le petit appartement qu’ils louaient.

Mais Claudio se souvient parfaitement qu’il aimait jouer au football, comme son père, en rêvant devant la télé des grands joueurs italiens.

Rêve si loin, si proche.

Le garçon raconte qu’il avait dix ans lorsqu’un jour son père n’est pas rentré à la maison. Pendant plus d’un mois la famille est restée sans nouvelles. Claudio a aussitôt soupçonné son oncle, le frère de son père, d’y être pour quelque chose. L’oncle était un mafieux, a t il toujours pensé, qui faisait des trafics en tout genre, de voitures et de filles.

En Albanie, les enfants savent ce qui se passe, que le danger est partout, et qu’il vaut mieux ne pas s’approcher des grosses cylindrées aux vitres fumées qui stationnent au pied des immeubles crasseux. Ils se demandent ce qui s’y trame, mais leurs parents les avertissent : ne pas traîner, surtout ne pas accepter de monter dans les belles voitures...

La corruption et les marchés parallèles gangrènent le pays.

Aux portes de l’Europe, les enfants d’Albanie savent, dès leur plus jeune âge, qu’ils peuvent être enlevés à tout moment, pour être exploités dans tel ou tel commerce crapuleux.

Justement, l’oncle de Claudio était l’un des hommes les plus riches d’Albanie, il possédait beaucoup de belles voitures et de gros bateaux, se souvient l’adolescent.

Il proposait tout le temps au père du garçon de venir travailler avec lui, pour « faire des affaires » entre l’Albanie et l’Italie.

A la disparition de son père, Claudio a tout de suite pensé qu’il avait été tué par cet oncle tout-puissant.

Peu après, alors que leur mère était hospitalisée, et les deux enfants restés seuls à la maison et sans argent, l’oncle est venu les chercher. Tous les deux, Rocco le petit, et puis Claudio le plus grand, neuf et onze ans.

« J’avais peur de lui, et il faisait le riche. Un riche devant un pauvre... Il nous rabaissait tout le temps ! » raconte Claudio.

Les deux frères sont mis au travail comme jardiniers dans une très grande maison habitée par une femme et deux enfants. Sans doute la famille de l’oncle, mais, lui, ils ne le croisent que très rarement. Au fond du parc, dans une cabane, il dit aux deux petits ouvriers que c 1 est ici désormais qu’ils vont rester et qu’« on » va les payer pour leur travail.

Il leur dit aussi, lorsqu’ils s’inquiètent pour leur mère, qu’elle a changé d’hôpital, et que celui ci n’autorise pas les visites.

Cela va durer cinq longs mois, dans la peur de cet oncle qui vient régulièrement proférer des menaces.

Cinq mois sans un sou.

Régulièrement de l’autre côté des grandes grilles du parc, passait à pied un homme, un « monsieur », d’environ vingt¬-cinq ans, et toujours habillé de « beaux costumes, comme les entraîneurs de sport ».

Aux enfants il demande un jour ce qu’ils font là... et leur dit aussitôt qu’il peut les emmener en Italie « jouer au foot et être riches... »

La première fois, les deux frères ne lui parlent pas, mais l’homme revient, et montre une attestation d’entraîneur pour les mettre en confiance...

Claudio raconte qu’il a cédé parce qu’il se sentait responsable de son petit frère, qu’il n’avait pas d’argent pour s’occuper de lui, et qu’il ne savait même pas où se trouvait leur mère.

Le piège se referme.

Avec le recul, Claudio est certain que lui et Rocco ont été vendus. C’était facile d’embarquer deux gamins sans parents

Cet homme qui se disait entraîneur de foot leur a donc donné rendez vous près d’une plage non loin de là ; ils sont montés dans un bateau chargé de clandestins, des jeunes, des vieux... une trentaine de personnes, des Turcs, des Kurdes, des Albanais.

Une embarcation de clandestins au beau milieu de la mer Adriatique, c’est une grande bâche au-dessus des têtes, et tous les passagers, entassés à fond de cale.

« On était tous serrés, mais le gars en costume restait près de nous et il était gentil. »

Le voyage a duré ainsi une heure ou deux, de nuit pour plus de discrétion. Les passeurs ont l’habitude ; de nuit, il y a moins de risques de croiser les vedettes rapides et les phares longue portée des gendarmes italiens, les carabinieri.

À l’approche d’une côte, Claudio soulève la bâche, il voit beaucoup de lumières, et puis deux signaux, un vert et un rouge. Il demande où ils sont. Personne ne répond.

L’enfant va vite comprendre, mais trop tard.

Car une fois arrivés sur la plage et tandis que tous les autres clandestins sont dirigés vers une lumière rouge, les deux frères sont poussés vers la verte.

Entre deux bribes de phrases, ils comprennent qu’ils sont en Italie et entendent que « les deux petits, on les emmène là bas, parce que quelqu’un les attend ».

Claudio ose demander pourquoi ils ne restent pas tous ensemble, mais on lui répond que pour eux ce n’est pas pareil.

« Mais c’est quoi pas pareil ? La peur m’envahit, je ne peux pas m’échapper, déjà je sens comme des griffes autour de moi, mais je ne peux pas me sauver... je suis responsable de mon petit frère, et je ne veux pas l’effrayer... »

Les deux gamins sont jetés dans un camion, dans le noir.

« On ne voyait rien, j’avais peur... plus que super super peur ! Mon frère pleurait, et moi j’essayais de réfléchir, de me calmer. Je pensais qu’on allait mourir, car en Albanie j’entendais souvent des gens et même les journalistes à la télévision raconter des histoires de prostitution et de trafics d’organes sur des enfants enlevés.

On a roulé pendant huit heures environ ; mon frère dormait, moi je ne pouvais pas, j’avais trop froid et trop peur. »

Dans le souvenir de Claudio, la route tourne, puis elle est toute cabossée. Lorsque le camion s’arrête enfin, le jour se lève, et le ton du gentil entraîneur change brutalement. Lui et ses acolytes sortent les deux enfants du camion, en les attrapant et en les jetant à terre. Le petit frère n’arrête pas de pleurer. Sous ses yeux, Faîne est frappé, frappé... « Ferme ta gueule ! Tu croyais quoi, toi, que tu partais pour jouer au foot ? » C’est la dernière chose que Claudio entend avant de s’évanouir.

A son réveil, il est seul dans une vieille cabane, mains et pieds attachés, et entend des hurlements de l’autre côté de la cloison.

Ce sont plusieurs filles qui hurlent... et son petit frère a disparu.

Soudain, quelqu’un entre. Un type qu’il n’a jamais vu et qui lui balance violemment un sac : « Tu prends ce sac et tu l’amènes à la gare sinon ton frère est mort ! Je refuse... Coup de bâton sur la tête, je hurle de douleur... et j’entends toujours les cris des filles. »

Finalement, Claudio fait ce qu’on lui commande ; il emporte le sac, en scooter, jusqu’à la gare et le dépose un peu caché derrière le distributeur de boissons. Une première fois, ce premier jour, un premier sac. Et puis deux autres fois. Deux autres gros sacs noirs. Le garçon se dit qu’il n’a pas le choix, car ses geôliers lui ont dit que, s’il voulait revoir son frère, il fallait y retourner.

Alors Claudio y retourne, toujours sur le scooter. Pourtant le troisième jour, il décide de s’arrêter en route.

Il ouvre le sac et découvre « des papiers blancs avec de la poudre. J’ai pensé que c’était de la drogue, mais je n’en avais jamais vu ».

À la gare, il se cache, attend, et observe l’homme qui vient récupérer la marchandise derrière le distributeur puis repart dans une grosse voiture noire aux vitres fumées...

Ce soir là, Claudio peut enfin revoir son frère, enfermé dans une autre pièce de la baraque.

Un de ses gardiens lui donne aussi 500 euros pour les transports de sacs de drogue.

Et le cauchemar continue. « Je savais que je risquais la mort ; mon frère avait des marques rouges sur tout le visage, lui et moi, on se serrait dans les bras, et j’entendais toujours toutes ces filles qui hurlaient. C’était des Roumaines, car je les entendais parfois se parler de l’autre côté de la cloison. Elles hurlaient comme si on leur coupait la tête. »

Claudio interrompt un instant son récit. Il me regarde de ses yeux bruns immenses et très doux. Je remarque qu’il ne cesse pas de s’arracher les peaux autour des doigts, jusqu’au sang. Il a toujours son écharpe bleue de foot autour du cou, et reprend le cours de son histoire.

« Le troisième jour ils sont venus, et m’ont dit : c’est l’heure. Mon frère m’a attrapé, il ne voulait plus me lâcher. Alors le type a sorti un flingue, il m’a menacé, et m’a donné un coup de pied au visage. Je tremblais comme une feuille, et je me suis débattu... Une balle est partie... j entends encore le bruit, et c’est comme si je perdais la tête tellement j’avais peur...

Tout à coup j’ai vu que je saignais, je me suis dit que j’allais mourir... J’ai demandé à aller à l’hôpital, mais ils m’ont enfermé à nouveau. J’avais très mal et je croyais que j’étais mort... je ne savais plus ce qui se passait, j’avais peut¬-être une balle dans la tête ? »

Claudio n’est pas mort. On a dû le soigner, mais il ne se souvient de rien. Il est resté sans bouger pendant une semaine. Rocco ne l’a pas quitté, qui est allongé à ses côtés.

Un matin, celui qui s’était fait passer pour un entraîneur de football vient donner un numéro de téléphone en disant que c’est celui leur mère, à l’hôpital. Évidemment, ils ne peuvent pas appeler pour l’instant, mais Claudio a envie de reprendre espoir : « je voulais reprendre confiance quand même, est ce que c est ça, rester un enfant ? »

Pas pour longtemps, car le jour suivant, il entend un coup de pistolet, et voit par une ouverture sous la porte passer un corps de fille que l’on traîne. Claudio est saisi de terreur, car il la reconnaît, cette fille. Il l’a déjà croisée dans un couloir, ils se sont même dit quelques mots, mais sans parler la même langue. Le garçon se dit que cette fille devait avoir à peu près quinze ans.

Des filles enfermées, il y en a plein ici. Et d’une cellule à l’autre les prisonnières se parlent, surtout la nuit, quand tout est fermé à clef et que les gardiens relâchent leur surveillance.

Les deux frères entendent l’une d’entre elles raconter la prostitution. « Elle disait avoir dix sept et être là avec sa soeur de quatorze ans. Et puis aussi qu’avant cela toutes deux allaient à l’école en Italie. » Et la fille a chuchoté à sa voisine qu’ils « ont coupé la jambe ».

Mais la jambe de qui et pourquoi ? Comment savoir ? Qui croire ? Comment s’échapper d’ici ?

Claudio se remet de sa blessure et il ne pense maintenant plus qu’à une seule chose fuir.

Fuir ce lieu de tortures et de mort.

Lors de ses livraisons à la gare, il a pu repérer que la sinistre masure est perdue en pleine montagne. C’est sûr, personne ne les trouvera jamais ici, et de toute façon comment imaginer un endroit pareil ?

Une telle prison d’enfants est inimaginable.

Claudio a précieusement gardé dans sa poche le numéro de sa mère. Il n’a toujours pas de téléphone, mais à présent c’est elle qu’il veut retrouver.

« Il fallait que je sache si elle était vivante ou morte », raconte il.

Et pour cela, il faut trouver une occasion de s’échapper. Celle ci se présente un soir, aux alentours de minuit. L’adolescent est, comme toujours, aux aguets lorsqu’il entend parler d’une fête en ville.

De l’autre côté de la porte, un homme demande à un autre « On l’emmène ? » Réponse : « Non il est blessé... »

Claudio les écoute menacer, frapper, et puis embarquer avec eux plusieurs filles.

« je tremblais de peur. Je les avais entendus les tabasser. Mon frère et moi on est restés seuls, tout le monde dormait... enfin les autres enfants. J’entendais juste pleurer des petits, des pleurs de gosses de cinq ou six ans. Alors moi, je repensais aux reportages sur les trafics d’organes que j’avais vus à la télé albanaise.

On était enfermés à clé ; mon frère avait les mains et les pieds attachés, et moi seulement les pieds, mais tellement serrés que mes gardiens ne pouvaient pas penser que je me libérerais.

Il me fallait absolument arracher ces liens !

Je me suis dit qu’il fallait serrer les dents, que ma chance était peut être là, cette nuit...

J’ai réveillé mon frère ; autour de nous il y avait plein de seringues... Était ce pour me soigner ou pour nous droguer ?

Alors fai eu une idée... J’ai piqué, piqué avec une aiguille jusqu’à parvenir à couper les cordes... ça a duré longtemps, et je me suis entaillé la main, mais j 1 ai fini par réussir à nous détacher, mon frère et moi ; il n’arrêtait pas de pleurer.

J’ai pris mon sac dans lequel j’avais mis quelques affaires en quittant l’Albanie et j’ai essayé de passer la tête sous la porte.

Mais là, juste devant moi, il y avait un corps et je me suis retrouvé face à un visage effrayant, comme ça, devant mon nez ! »

Et Claudio, bouleversant, ajoute : « Là maintenant, je vous parle, je suis grand, mais à cette époque J étais petit... J’avais trop peur. »

L’adolescent n’arrive pas à passer sous la porte ; alors il saute dessus pieds en avant, encore et encore. Celle ci finit par exploser, et les deux fuyards enjambent le corps de la femme « qui n’était pas morte, mais elle avait des seringues à côté d’elle. Ses yeux ouverts, elle tremblait comme une dingue ».

Hantés par la peur de croiser un de leurs geôliers, les frères passent par derrière la maison, sur la pointe des pieds, puis se mettent à courir, courir a perdre haleine, sans se retourner.

Le petit est handicapé par son genou sur lequel ses geôliers l’ont frappé. Claudio raconte : « On courait 500 mètres et je le prenais sur mes épaules, on recourait et je le reprenais... Et comme cela durant des heures. »

Il dit aujourd’hui qu’ils ont ainsi marché et couru droit devant, pendant quatre jours dans la montagne et dans la forêt. Qu’ils se cachaient, buvaient dans les flaques, et mangeaient des baies rouges ; et surtout qu’ils avaient tellement faim !

Le petit frère tombait tout le temps, il avait de la fièvre, alors le grand lui donnait des claques et puis « à un moment on tombait de sommeil, et on s’enroulait l’un dans l’autre ».

Un soir, Claudio ne sait plus quand, tant il a perdu la notion du temps, il monte dans un arbre. Au loin il voit une boule lumineuse, et se souvient d’avoir eu peur d’être revenu sur ses pas, tous deux en direction de la maison infernale.

Alors il se dit que, S’ils meurent là, personne n’en saura jamais rien. Une nouvelle nuit passe.

Les enfants sont réveillés par des bruits de voitures. Ils aperçoivent un grand pont et grimpent le long de ses murs. Une route apparaît. Et sur les plaques des voitures qui passent en trombe, il est écrit MI, c’est à dire Milan. Claudio les reconnaît car, il y a quelques mois, il a participé à un tournoi de football là bas.

Au départ il ne veut pas faire de stop car il craint que les mafieux ne les récupèrent. Mais un camion finit par s’arrêter, avec des moutons plein la remorque. Les enfants sont épuisés, affamés ; ils montent. Vingt kilomètres plus loin, le chargement arrive à son terminus, dans un village près de Milan.

« Sur une pancarte, il était écrit Milan 5 kilomètres ". On a encore marché, on a vu des gendarmes, mais on s’est caché ; on avait peur qu’ils soient de mèche avec les mafieux. Au bout du compte, on s’est dirigé vers la gare, et ensuite on est montés dans un grand train. Sur les pancartes, il était écrit NICE. Je n’avais jamais vu ce nom, et je ne savais même pas où c’était... »

Les deux frères s’enferment dans les toilettes pendant toute une journée. Le train marque de nombreux arrêts, mais Claudio se dit qu’il faut aller le plus loin possible. A un moment il entend une voix de femme qui fait une annonce et comprend « Terminus ».

Pour passer inaperçu, l’aîné explique ’a Rocco qu’il faut descendre en même temps que tous les voyageurs. C’est la panique une nouvelle fois. Car, sans avoir aucune idée du pays où il se trouve, et sans comprendre un seul mot de ce qu’il entend autour de lui, il relit sur les wagons du train cette mention : Milan Nice.

Ces deux noms accolés, Claudio s’imagine que ce sont deux villes voisines. Pas de temps à perdre, il faut aller encore plus loin !

Les deux frères sautent dans un autre train, au hasard. Nouveau voyage dans les toilettes. « Un vieux train, avec beaucoup de monde. je crois qu’on était au mois de mars 2003. »

Claudio n’a plus aucun repère temporel.

Tandis que le train roule, les deux frères tentent une sortie. Dans le couloir, ils font des signes à une vieille dame pour expliquer qu’ils ont faim. Claudio dit quelques mots, il répète « mafia », et aussi « Albanie ». La voyageuse donne des petits pains secs, elle leur parle à son tour, mais ils ne se comprennent pas. « J’avais des traces de sang partout, et le visage tout gonflé. je devais faire peur

On est repartis aux toilettes », raconte Claudio.

Les heures passent et les deux passagers clandestins entendent à nouveau le mot « terminus ».

Claudio et son frère déchiffrent le nom de Toulouse. Ils ne savent toujours pas à quel pays appartient cette gare... Et sur le quai il y a des hommes qui doivent être des policiers, accompagnés de gros chiens noirs.

« On a aperçu un petit train, on est vite montés dedans, il s’est arrêté à D. Cette fois, il n’y avait pas de policiers, je me souviens juste d’une vieille dame, derrière nous, qui avait peur ; on était tellement sales !

Alors doucement, j’ai dit "mafia" et "Albanie". J’ai eu confiance en elle, je ne sais pas pourquoi. Elle nous a conduits à la préfecture en voiture. Là bas, une autre dame gentille nous a donné du chocolat et à boire aussi. Je répétais : problemo, problemo... mafia... mafia. »

Deux agents de police en civil emmènent les deux enfants au commissariat, achetant un hamburger et des frites au passage. De part et d’autre on baragouine pour essayer de communiquer, et Claudio finit par comprendre qu’un interprète est en route. La jeune femme albanaise sera la première personne à qui ils pourront enfin raconter leur incroyable et terrible périple.

L’interprète ne semble d’ailleurs presque pas surprise, expliquant qu’il y a peu de temps elle a eu affaire à une histoire semblable avec une adolescente prisonnière d’un réseau de proxénètes.

Les policiers insistent auprès de Claudio et de Rocco pour les convaincre de porter plainte. Il faut donner le maximum d’informations, tous les renseignements possibles, les numéros des voitures, les lieux, les noms des mafieux. Les enquêteurs s’inquiètent de savoir s’il y avait d’autres jeunes comme eux et téléphonent même en Italie. Claudio raconte, mais il ne veut surtout pas qu’on dise son nom, il a trop peur d’être retrouvé.

Plusieurs jours après, alors qu’ils ont été placés en urgence dans un foyer, des éducateurs feront savoir aux deux frères que des individus ont été arrêtés et emprisonnés. Ils ne sauront jamais combien et qui. Ils ne demanderont pas plus de nouvelles, ni des mafieux ni des autres enfants. Ils veulent oublier et sortir du cauchemar.

Claudio vient d’avoir quinze ans.

La loi de novembre 2003 révise l’article 21 22 du Code civil pour ajouter une condition d’accueil de trois ans à l’Aide sociale à l’enfance avant qu’un mineur puisse demander la nationalité française. La circulaire d’application du 20 janvier 2004 précise que cette modification intervient pour limiter l’« immigration clandestine des mineurs isolés ».

Claudio reste avec son idée fixe, retrouver sa mère, lui parler.

Du foyer, il parvient enfin à appeler ce numéro griffonné sur le papier dans sa poche. Il tombe sur un homme qui dit que c’est impossible de lui par¬ler, que sa mère est malade et qui n’arrête pas de répéter : « Où êtes vous, où êtes vous ? »

Claudio répond qu’il ne sait pas, et il entend derrière son interlocuteur la voix d’un autre homme qui crie sur une femme, puis on raccroche. L’adolescent est bouleversé, il est persuadé que cette femme est sa mère.

Quelques jours plus tard, nouvelle tentative une femme répond mais l’enfant n’est pas sûr de reconnaître cette voix qui dit que tout va bien.

« Moi je sentais quelqu’un près d’elle, et tou¬jours cette question : où êtes vous ? J’étais de plus en plus effrayé.

Encore une autre fois j’ai téléphoné. J’ai eu une femme, cette fois je suis sûr que c’était ma mère. En albanais, elle m’a demandé ma date de nais¬sance et m’a dit que tout allait bien, puis en yougo¬slave, elle a ajouté il y a quelqu’un à côté de moi, avant de raccrocher. J’ai rappelé, un type a arraché le téléphone et il a hurlé : vous croyez que vous allez rester vivants ? Ton père est mort, bientôt il va arriver la même chose à ta mère si tu ne dis pas où tu es... T’inquiète pas, on va te trouver. »

Ce premier mois, la peur ne quitte pas les deux frères, ils restent ensemble, enfermés dans leur chambre au foyer. Et chaque fois que les éduca¬teurs disent un mot en français, Claudio prend des notes.

Presque tous les soirs, avec Rocco, ils vont cou¬rir et jongler sur le terrain de foot. Un éducateur remarque qu’ils se débrouillent, et leur propose de rejoindre un club. « Il nous a emmenés à des matchs tests, et j’ai marqué des buts, sans cram¬pons, sans tenue, sans rien, j’étais heureux. »

Après trois mois au foyer de D., les enfants changent de ville, pour être scolarisés, mais tou¬jours discrètement et sous un faux nom pour éviter d’être retrouvés par les mafieux. »

Au collège, dans la classe pour étrangers qui les accueille, Claudio dit avoir gardé tout le temps son téléphone allumé, en espérant un appel de sa mère. Les siens sonnaient désormais dans le vide.

Une année passe, Claudio et son frère sont tou¬jours pris en charge par un juge des enfants au titre de « mineurs isolés ». Celui ci leur explique que la justice française, via la Croix Rouge, a entrepris des recherches pour retrouver leur mère ; et que cela n’a rien donné.

Claudio raconte que, durant toute cette année, il a essayé d’apprendre « dans la classe toutes les couleurs ! », celle des étrangers où il est accueilli, mais qu’il se sentait seul et incapable de faire confiance à qui que ce soit.

Et puis un matin, « enfin un appel de maman ! Elle parle vite, et pas très fort, elle dit : "J’ai pris un téléphone et je l’ai caché dans mon slip... je ne sais pas où je suis... ne dites jamais où vous êtes..." Depuis ce jour, je n’ai plus aucune nouvelle d’elle... cela fait maintenant un an et demi ».

Claudio interrompt son récit. Il me regarde à nouveau profondément, et continue de tortiller ses doigts abîmés. Je lui propose d’en rester là, mais non, il veut continuer, il a encore des choses à dire. Et me demande de rapporter dans ce livre ce qu’il dit, comme il le dit.

Promesse tenue, Claudio.

« Mon histoire c’est comme une tragédie, sauf que ça n’est pas un film. Je veux qu’on sache que cela existe.

Peut être que des gens ne voudront pas me croire, mais je veux raconter ce qui m’est arrivé, même si je ne suis rien ici en France. Je ne gagne rien à raconter. Je veux juste faire comprendre.

Dire la vérité pour moi, c’est obligatoire.

C’est comme de dire à une fille que tu l’aimes alors que tu ne l’aimes pas. C’est pareil de raconter mon histoire sans rien inventer pour émouvoir.

On m’a pris beaucoup de mon enfance sans que je sache pourquoi, et souvent j’ai du mal à comprendre comment je suis encore vivant.

Je pense encore que je peux mourir demain.

J’ai encore tout le temps peur, je dois faire atten¬tion à tout, ne pas donner mon nom.

Dans la rue je garde mon bonnet sur la tête.

La nuit je n’arrive pas à dormir, et dès que les lumières sont éteintes, c’est comme si je revoyais le film de ma vie dans ma tête.

Toutes les semaines chez la psychologue, je pleure quand elle me demande de dessiner ma mère en poupée. Je n’y arrive pas, je ne le supporte pas. J’imagine que maman est morte ou enfermée pour toujours.

L’Albanie, c’est le pays où je suis né, j’ai de belles images qui me restent quand je pense à mes parents. Même s’ils étaient pauvres je m’en foutais...

Ici à Noël, cette année encore, on était tous seuls avec mon frère, c’est pas pour les cadeaux, je m’en fous, mais quand tu as tes parents à côté de toi tu es plus heureux.

Et puis si tu te dis que tes parents sont morts de maladie, tu peux finir par l’accepter... Mais là je ne sais rien et surtout pas pourquoi ils sont morts. Je ne peux pas guérir.

Ma chance, c’est d’avoir été à l’école, d’avoir rencontré mes professeurs, et aussi de pouvoir jouer au foot, c’est tout cela qui m’a tenu en vie.

Aujourd’hui j’ai dix sept ans et demi, et ma vie se partage entre le travail et le football. je suis en classe d’apprentissage depuis septembre 2004, trois semaines d’école et trois semaines de stage. Au début, je voulais apprendre la maçonnerie car cela ne demandait pas trop de parler parfaitement français, et puis c’est un métier de force. Et moi je n’ai pas peur des efforts.

L’Aidesocialeàl’enfance, à la demande du juge qui me suit, m’a acheté un vélo parce que j’avais huit kilomètres à aller et huit au retour pour aller au chantier.

Mais j’ai laissé tomber car on me traitait mal, pas le patron, mais les ouvriers. Comme j’étais le plus jeune, ils me parlaient comme à un esclave

l’Albanais, fais ci, l’Albanais, va chercher ça...

Comment signer un contrat de deux ans quand on est considéré comme ça ?

J’ai fait une lettre de démission, et même le juge m’a rassuré : on va te garder ici, ne t’inquiète pas. »


Dans ses rapports de 2001, 2002, 2003 et 2004, la Défenseure n’a cessé de demander d’ouvrir l’accès aux formations par apprentissage aux mineurs étrangers présents sur le territoire. Cette mesure est essentielle pour des adolescents trop souvent déscolarisés malgré eux.

(Défenseur des Enfants)


« Au mois d’octobre,) ai commencé une formation de huit mois en carrosserie réparation où je suis le seul mineur ; en atelier, je me sens à l’aise, mais j’ai plus de difficultés en cours. Sauf en expression écrite. J’aime écrire.

Mon médecin généraliste m’a proposé de m’aider à travailler et aussi le fils de ma prof de français. Cela me touche.

À la fin de cette année scolaire, j’espère avoir mon CAP, c’est important car pour l’instant on décide de tout pour moi. Contrairement aux autres élèves du CAP, qui sont tous majeurs, je ne suis pas paye.

Je vis avec ce que me donnent la justice et le foyer, 40 euros par mois pour m’habiller ou acheter mes fournitures scolaires, et 40 euros d’argent de poche.

Je ne touche pas l’argent de mon travail, et mon frère non plus ; puisqu’il est mineur, il n’en a pas non plus le droit. Rocco est compagnon charpentier.

Lui s’est mieux intégré que moi dans notre nouvelle vie en France car il est plus jeune. Aujourd’hui il a presque seize ans.

Il me dit souvent qu’il a encore peur mais il voit aussi qu’il avance.

J’habite depuis un an dans un nouveau foyer, sans mon frère car ce sont les plus grands qui vivent là. Mais bientôt il va me rejoindre, car à mes dix huit ans, nous aurons un appartement pris en charge par la justice, dans le cadre d’une mesure "jeune majeur". Ce sera bien d’être ensemble, et je pourrai être responsable de lui.

Depuis cinq mois j’ai une copine, elle est française et ses parents sont très gentils avec moi. Elle fait une école de coiffure. On se mariera peut être.

Je ne suis pas venu en France parce que j’étais pauvre mais parce que nous étions en danger de mort, mon frère et moi.

Il est impossible pour nous de rentrer en Albanie, c’est trop risqué. Aujourd’hui je déteste mon pays, et jamais plus je n’y retournerai, sauf peut-être pour retrouver mes parents.

Même si cela fait maintenant trois ans que nous sommes là mon frère et moi, je pense constamment qu s peuvent venir me chercher.

Comme j’ai tout balancé, je me demande si les mafieux me recherchent. je pense qu’ils ont tué mon père et sans doute aussi ma mère.

Je vis avec la culpabilité d’avoir laissé maman, mais que pouvais je faire d’autre ? On n’avait aucun revenu et la proposition de foot en Italie nous aurait permis de survivre à trois. je vivrai toujours avec le regret de n’avoir pas pu protéger ma mère.

La France, pour moi, c’est là où je ne suis pas mort, c’est là où je mange, où je dors, là où je suis en sécurité même s’il m’arrive de rencontrer des personnes peu compréhensives ou racistes.

Les racistes, je dis toujours à mon frère qu’il ne faut pas s’en occuper. je fais avec, je ne réponds pas aux insultes, je vais tout droit, je ne fais aucun "business". Si ce pays a su m’accueillir, alors moi je dois le respecter.

La France est un pays que je n’oublierai jamais et je vais essayer de vivre comme les Français.

Avoir des papiers, cela va sans doute me rassurer, mais cela n’effacera pas mon histoire. Le plus important, c’est que je pourrai marcher dans la rue sans avoir peur.

J aimerais vivre un jour de ma passion, le football, en passant professionnel, mais je me répète qu’il ne faut pas rêver.

je m’entraîne au moins trois fois par semaine, et je ne rate pas un match avec mon équipe le week end. je sais qu 1 une carrière demande beaucoup de travail !

Voilà, je voulais écrire mon histoire, pour mes enfants qui me demanderont sûrement un jour d’où je viens. Pour que cela soit inscrit quelque part, et que cela reste.

Ce livre, c’est important pour moi. C’est la preuve que j’arrive à faire confiance à quelqu’un. »

Il était tard, cela faisait maintenant quatre heures que Claudio se confiait à moi.

Avant de nous quitter, je lui ai demandé s’il était fier de lui. Et voici ce qu’il m’a répondu : « Oui peut être, mais ça sert à quoi si on n’a plus ses parents pour partager cette fierté ? Moi, je serai vraiment fier le jour où j’aurai fondé une famille, sans rien demander à personne. »

Je lui ai aussi demandé s’il avait un rêve. Réponse : « Je ne rêve de rien sauf de m’en sortir, de travailler et d’être un type bien. »

À la mi mai, Claudio aura dix huit ans. La justice française décidera peut être de lui donner des papiers.


Extrait de "ECOLIERS VOS PAPIERS !" de Anne Gintzburger, chez Flammarion


Un autre témoignage : LCI : Il voulait être footballeur, il est sans-papiers