L’Echo de la Lys : Livre - Haydée Sabéran : « Les migrants sont repartis dans un monde invisible »

Haydée Sabéran est correspondante du journal « Libération » à Lille. Dans « Ceux qui passent », sorti le 15 mars, elle parle des migrants qui transitent par Norrent-Fontes, par le Nord-Pas-de-Calais.

Propos recueillis par Julien POUYET

Elle rend une « humanité aux silhouettes invisibles qui marchent le long des routes ». Pendant près de douze ans, elle a vécu une partie du quotidien de ceux qui souffrent de ne pas savoir s’ils arriveront à gagner l’Angleterre.

« Ceux qui passent », est-ce le livre de la maturité ?
Haydée Sabéran : « C’est d’abord mon premier livre écrit seule. J’avais déjà participé à un projet collectif : La France invisible, une oeuvre sur les millions de gens invisibles de notre pays : chômeurs, érémistes, sans papiers, etc. J’avais travaillé sur deux chapitres  : les sans-abris et les vieux pauvres. J’ai toujours voulu écrire mais à ce moment-là, j’ai pris conscience que j’en étais capable. Se lancer dans l’écriture d’un livre, c’est une tout autre entreprise que d’écrire un article pour un journal. Je sentais que c’était le bon moment. C’est une histoire qui m’a tellement marquée que je me suis parfois surprise à écrire sans notes. J’avais néanmoins un impératif : je voulais simplement que ce livre paraisse en 2012, 10 ans après la fermeture de Sangatte. »

Pourquoi les migrants en viennent-ils à quitter leur pays ? La situation politique en est-elle toujours la cause ?
« Il faut d’abord intégrer que la plupart des migrants ne quittent pas leur pays de gaieté de coeur. Ils peuvent partir en famille, ou seuls. Des jeunes sont souvent poussés vers le départ par leur mère après le décès du père. Comme Zahid, ils vont alors jusqu’à penser qu’elles ne les aiment pas. C’est faux, mais ces mères n’ont pas d’autre choix. C’est un véritable déchirement pour tout le monde. Certains partent donc par obéissance.
D’autres comme les Iraniens ont soif de liberté, d’aventure, comme c’est le cas pour les Éthiopiens. D’autres encore veulent profiter de l’ascenseur social avant de rentrer au pays. Mais les Vietnamiens sont un peu une exception. » Qu’est-ce qui fait tenir ces migrants ?
« À l’époque, ils ne restaient pas longtemps. Ils n’attendaient que quelques jours avant de tenter leur chance. S’ils restaient plus longtemps, ils étaient souvent suspectés d’être des passeurs. Ils tiennent parce qu’ils vivent en groupe, et parce qu’ils sont souvent jeunes, ce qui leur confère une force indéniable. Puis il y a l’espoir... Ils ont des rêves tout à fait ordinaires. Je me souviens de l’un d’entre eux qui me disait : "Dans trois ans, vous verrez, je serai ingénieur." » L’humour aussi ? Dans votre livre, l’autodérision est très présente.
« Il le faut, ça me paraît capital. Cela me rappelle une anecdote. Quand je suis retournée voir les Iraniens, j’ai lu un passage de mon livre à un migrant qui, à l’époque, dans le campement, m’avait fait la visite du propriétaire. Il s’en souvenait et a beaucoup ri. Les migrants sont plein de vie. » A-t-il été facile de nouer des contacts avec eux ?
« À l’époque, les têtes changeaient souvent. Si je retournais au camp après trois mois d’absence, je ne voyais plus les mêmes migrants. C’était très frustrant car il fallait recommencer à établir une relation de confiance avec les nouveaux arrivants. Ils sont très méfiants et pas simplement envers les journalistes. On est automatiquement suspecté de travailler pour la police ou d’être susceptible de leur fournir des informations.
J’ai par ailleurs vécu des moments très forts avec certaines personnes, des moments qui ont marqué nos vies respectives. On peut parler d’attachement réciproque. D’ailleurs, je suis retournée chez certains migrants aujourd’hui installés en Angleterre. Je n’ai jamais cherché à devenir une migrante. Je me devais de rester à leurs côtés, me rapprocher le plus possible pour raconter leur histoire.
« Je suis revenue leur montrer mon livre également. C’était la moindre des choses, eux qui m’ont donné tellement de leur temps. Après, il y a ceux que l’on perd de vue aussi, et dont on aimerait bien savoir ce qu’ils deviennent, juste s’ils ont réussi à refaire leur vie. Mais de nombreux appels sonnent dans le vide... »

Vous dressez le portrait de certains bénévoles. On a l’impression que, quoi qu’il arrive, ils gardent la tête froide.
« Les bénévoles font l’objet de beaucoup d’intimidations. Une forte pression est exercée sur eux par la police pour qu’ils lâchent des informations. Mais la plupart du temps, ils tiennent bon. En réalité, ils ne se préoccupent pas des histoires de passeurs. Ils disent : "Ça, ça ne me regarde pas." Ils ne cherchent qu’à aider les migrants et je reste persuadée que la police qui fait son travail éprouve quelque part un peu de compassion.
C’est humain. S’attaquer aux bénévoles reste risqué car ils jouissent plutôt d’une bonne réputation. »

Les chiffres que vous citez dans votre livre sont effarants. Il faut sortir plusieurs milliers d’euros pour certains passages. Comment peut-on en arriver là ?
« Un véritable marché s’est créé. Certains passeurs, peu scrupuleux, en profitent pour faire monter les prix et soutirer le peu d’argent que possèdent les migrants. Ces derniers sont déjà endettés avant de partir. Ils doivent emprunter de l’argent. La famille restée au pays risque gros. S’ils ne payent pas, ne remboursent pas, le passeur peut être amené à se venger. Les migrants savent que la caution du voyage, c’est la tête de leurs parents. »

Sort-on psychologiquement indemne d’un tel voyage ?
« Je ne suis pas psychologue. Toujours est-il que j’ai revu certains migrants qui ont réussi à franchir la Manche et qui n’évoquent pas le passé. Ils semblent comme avoir oublié. Ils sont peut-être encore dans l’euphorie d’être arrivés. Je pense qu’ils souhaitent aussi passer à autre chose et que cet oubli est volontaire. »

Quelle analyse faites-vous de la situation des migrants aujourd’hui ?
« Leur situation s’est encore détériorée depuis la fermeture de Sangatte et de la jungle. Les migrants sont replongés dans un monde invisible.
On croit qu’on a éradiqué le problème en démantelant la jungle, c’est faux. Les politiques ont cessé de parler des migrants. Il faut attendre un fait marquant pour qu’ils refassent surface. »

 Haydée Sabéran, « Ceux qui passent », Document, carnetsnord, éditions Montparnasse, 20 euros.

« Les bénévoles font l’objet de beaucoup d’intimidations. La plupart du temps, ils tiennent bon. »

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