"L’Exil et le royaume", de Andrei Schtakleff et Jonathan Le Fourn

Le film sera présenté le dimanche 11 octobre à 17h au cinéma Le Méliès de Montreuil
dans le cadre des Rencontres du cinéma documentaire
(http://www.peripherie.asso.fr/renco...)
projection suivie d’un débat

Présenté à la 65ème Mostra de Venise (2008) – Orizzonti
127 minutes 
Photos : http://www.commeaucinema.com/photos/l-exil-et-le-royaume,127965

Du désordre dans le décor

par Marie-Pierre Duhamel Muller

Pour pouvoir écrire sur ce film, il m’a fallu feindre de ne jamais l’avoir vu. Me demander ce qui y était visible et audible, supposer l’ignorance, écarter la rumeur de l’actualité. Et une question m’est revenue en tête, celle que posait la revue Vertigo en 2006 sur le cinéma français filmant la (en) France. Revenant sans cesse sur la malédiction touristique du cinéma, (le pittoresque), les auteurs de la revue cherchaient la différence entre occuper un décor et inventer un lieu, entre cliché (déjà vu) et mouvement. C’est dans cette différence même que réside (on en fait le pari) la singularité de L’Exil et le royaume. Il ne manque jamais de spectateurs pour en critiquer les partis pris, l’absence de didactisme, les mystères, les collisions temporelles. On dira : le côté "oursin". Car que voit-on, dans le film ? Au début, on n’y voit goutte, parce que c’est le faux-jour de deux copains, l’un qui pêche dans les douves d’un château, et l’autre qui parle, et c’est ainsi que l’on sait être à Calais. Et parce ce qu’ensuite, les yeux doivent s’accommoder à la nuit, au dos d’une femme dans un jardin public tout en ombres. Enfin, il faut faire le point sur un vieil homme, assis à une table, qui parle. Plan décadré, qui laisse voir en fond de champ un intérieur modeste où pèse une évidente solitude. Plus tard, la nuit s’épaissira, car ce sera celle d’une pièce obscure comme un sous-sol, faiblement éclairée aux bougies. Un homme y héberge des clandestins. Il y aura d’autres faux jours (un sombre récit, un matin, dans un cimetière, et un homme brisé qui marche, entre chien et loup) et d’autres nuits (celle de jeunes Calaisiens qui dansent, celle d’un homme qui cherche refuge), jusqu’à ce que le jour du film se lève sur les personnages (on y reviendra).
Et puis, il y a les ombres, c’est-à-dire les migrants qui errent, campent et se cachent dans la ville depuis que le centre de Sangatte a été détruit. Et les sombres zones industrielles de la ville d’où partent les camions et les trains vers l’Angleterre. Ces migrants restent, longtemps, des silhouettes entrevues et des voix hors champ.
Puis des corps tassés dans l’obscurité, puis des personnes dont on entrevoit le visage et qu’on entend parler, chanter, crier faiblement.
Entre nuit et faux jour, invisible et visible, le film travaille sur un scandale (pour la doxa du documentaire) : on n’y voit pas le sujet. Ou mal, ou peu. Qu’on ne compte pas sur le film pour faire des exposés (au sens propre). Ce qui met le film en mouvement, ce sont quelques personnes (deuxième scandale : le film n’en fait pas le "portrait"), qui, chacune à sa manière, ont décidé de partager la nuit des clandestins pour la combattre.
Soit, mais ce n’est pas la singularité majeure du film. Car ce qu’il tente, c’est de constituer aux migrants et aux activistes qui les côtoient une histoire commune. Une Histoire de France qui serait prise dans celle du monde, et qui parviendrait à relier l’image scolaire des "Bourgeois de Calais" aux traques policières, qui saurait joindre plutôt que séparer les pays, réduire les distances et subvertir le temps. Le copain bavard du pêcheur tranquille, au milieu du film, se livre d’ailleurs à une leçon un peu échevelée de mathématique quantique. Quel rapport ? C’est qu’il expose à sa façon une réalité vécue : le temps est composé de plusieurs temps. C’est ainsi que vivent et agissent les personnages du film, activistes et migrants. Ces nuits et ces marches épuisantes, ces sous-sols et ces caches, ces ombres et ces cris sont le lieu / temps d’une longue histoire : celle qui met les êtres en mouvement. L’histoire des guerres, des révolutions, des combats, des migrations, des exils et des survies obstinées. L’histoire d’une aspiration à la liberté et au bonheur qui reste subversive.
Et l’histoire d’un danger commun : l’oubli. La non-histoire. L’éternel présent des dominations qui recommencent tous les matins sur les ruines de la veille.
Alors, si la femme-qui-veille crie aux policiers qu’ils ressemblent à ceux qui arrêtaient les juifs pendant l’Occupation, si le narrateur raconte au présent la résistance des cheminots calaisiens en 43, et si le SDF ex-soldat qui erre dans les rues évoque les guerres où il a vécu l’impuissance des militaires français, inutile d’invoquer une quelconque rigueur historique. Pour les activistes populaires, ce lien est évident : ils l’ont vécu, ils l’ont reçu dans l’enfance, ils l’ont senti et pensé. C’est là le cœur, la butée du film. Et c’est là que ses personnages ont (sans le vouloir) la dent dure pour les spectateurs (nous) : car nous voici acculés à quitter le confort de nos postures humanitaires. Foin de charité ("We are not Caritas" dit la veilleuse) et de "compréhension" : place au peuple militant, conscient de l’Histoire, porteur infatigable de tous les temps et de tous les récits.
Place, enfin, au peuple tel qu’il parle : c’est-à-dire dans une autre langue que la novlangue qui nous domine. Sa langue : délicatesse de l’expression, douceur des inflexions du Nord, batailles épiques avec l’anglais de la communication, précision de l’information, et du savoir des lieux, pudeur rageuse des colères et des chagrins, grande culture. Encore une transgression des codes dominants, que le film affronte avec un sens aigu de ses "risques et périls" : il nous faudra tendre l’oreille autant qu’accommoder la vue, aller vers le film plutôt que le consommer, nous en approcher, puis marcher avec lui. Ce ne sera pas en vain : quand le jour se lève sur Calais, à la fin du film, on entendra le début de "L’Or" de Blaise Cendrars, une description de New York port d’accueil de tous les "indésirables" d’Europe. L’homme du sous-sol organise un petit-déjeuner pour des clandestins, sous le regard des policiers, tandis que le vieux cheminot perturbe une célébration officielle de la Résistance par la simple écoute du Chant des partisans. Ce premier vrai "extérieur jour" du film le conclut : les liens sont renoués, l’Histoire a mis ensemble, à Calais, des peuples qui résistent.
Quand je relis ces lignes, le ministre Besson annonce que la "jungle de Calais" sera fermée dans la semaine ("Fermer une jungle" ? On n’en finira jamais d’écouter comment ça parle). Qui sait ce qu’il en sera quand nous verrons ou reverrons le film aux Rencontres… mais nous sentirons sans doute que ce film-là ne finit jamais. Qu’il reste en mouvement, qu’il se recompose au fil de nos expériences, qu’il redistribue ses éléments en nous au long de nos chemins. Film-oursin rétif aux séductions audiovisuelles, film venteux comme un automne à Calais, L’Exil et le royaume restera obstinément présent.

 


 

 

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« l’Humanité », 10 septembre 2008 

Dans la nuit, la liberté… 

Documentaire. Présenté à Venise, l’Exil et le Royaume montre quelques hommes et femmes de bonne volonté aux côtés des migrants de Calais 

L’Exil et le Royaume d’Andreï Schtakleff et Jonathan Le Fourn. 
France, 2 h 7. 

par Dominique Widemann 

C’était la semaine dernière, dans nos colonnes, le beau film d’Olivier Dury, Mirages, présenté au festival du documentaire de Lussas. Le cinéaste avait suivi, dans le désert du Niger, quelques-uns de ces hommes que la misère chasse de leurs terres. Risquant tout à chaque pas vers nos Eldorado occidentaux. À la toute fin, ils présentaient à la caméra quelques papiers d’identité dont leurs fonds de poches avaient élimé les bords. Nous savons, ici, que même ce petit fragment d’existence administrative ne leur serait de rien dans nos contrées. S’ils parvenaient jusque-là. Certains, que l’on n’ose dire chanceux, gagnent l’étape de Calais, France, avant de tenter le passage vers l’Angleterre. 

Calais où le rêve souvent se brise, comme le dénonçait notre édition du 5 septembre dernier. Jonathan Le Fourn et Andreï Schtakleff ont filmé cette nuit de l’exil du côté de ces hommes et femmes qui aident, hébergent, protègent, ceux qui, venus du bout du monde, sont tombés à leurs portes. Nuit de l’exil dans les massifs du parc où, sous la fausse lune des réverbères, une jeune femme blonde partage ses cigarettes, son téléphone portable et traque de son appareil photo ostensiblement arrimé près du coeur, les escouades de CRS qui harcèlent les migrants. « Moustache », a l’évident surnom, offre son appartement en halte de fortune à ceux que l’éradication du centre de Sangatte disperse aujourd’hui dans les sombres labyrinthes de la peur et de la faim. Entre deux piles de couvertures ils se réchauffent à la bougie qui, posée au sol, projette sur les pommes du compotier les lueurs d’un La Tour, échangent avec leur hôte en bribes d’anglais laborieux que le langage des gestes répète. Tandis que Moustache lange et talque une minuscule humaine dodue et dorée, il la rassure d’universels borborygmes. L’Exil et le royaume n’est pas une galerie de portraits. 

Les réalisateurs eux aussi patrouillent sur les pas ceux qu’ils filment, souvent de dos ou en profils perdus que sculpte la fatigue, à l’instar de ceux qu’ils secourent. Silhouettes dont l’incomplétude dit l’incessant glissement de fuite, la dissimulation obligée. De nombreux plans fixes prennent le temps juste que la disparition du centre a éparpillé. On fait retour sur la déambulation de l’une qui invective la police, sur Moustache et l’épuisement qui se partage avec le pain. Au cimetière de Coquelles, là où les hôtels de tourisme semblent surgir aussi vite que les TGV, l’employé communal nous balade entre les tombes de ceux que leur dernier voyage a broyés. Plaques de bois et souvenirs macabres sont également pyrogravés dans la mémoire d’un homme à la compassion sans grandiloquence qui apprécie le petit café de l’aurore et plaint les morts d’où qu’ils soient. À la distance de son récit, à ses failles d’émotion d’où la douleur s’échappe à peine, font écho les textes que nous lit un homme plus chenu, alerte pourtant, depuis sa table de travail. Prose sobre que soutiennent des accents rimbaldiens qui ouvrent une spirale temporelle d’où s’étageront tant de Dormeurs du val. Ceux qui chassés des entrepôts détruits de Calais n’ont peut-être disparu qu’à nos seuls regards. Détenus, maintenus, incarcérés. 

En 1834, c’est le port de New York envahi sans discontinuer de migrants de tous horizons que la narration ressuscite. Les ombres de ceux qui, en temps de dernière guerre, rasaient déjà les wagons entre deux sentinelles ont été ranimées plus tôt. Les Calaisiens d’alors les nourrissaient de patates volées aux « boches ». L’absence de chronologie de ces évocations, au fil du film, en allège la démonstration. Aujourd’hui, les « danseurs de la jungle » lancent leurs bras vers le ciel soufré. Un petit groupe calme son angoisse de la tentative de départ l’Angleterre en battant le pavé gras. Dans le jour revenu, les associations des familles de fusillés, leurs porte-drapeaux alignés, rendent hommage à la Résistance. Le vieil homme a apporté un enregistrement du Chant des partisans : « Ohé compagnons, dans la nuit la liberté nous écoute… » À la file de migrants qui s’est formée à la porte d’un baraquement, des hommes et des femmes destinent douches et verres de lait. Sur le trottoir d’en face, la police fait ses comptes. 

http://www.humanite.fr/2008-09-10_Cultures_Dans-la-nuit-la-liberte
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