Ses résultats sont étonnants à plus d’un titre. À chaque étape de la vie d’un sans-papiers, les données recueillies par le CSP 59 invalident clichés et stéréotypes entourant cette population mal connue.
Pas « toute la misère
du monde »
Plus féminins, plus célibataires, plus diplômés (47 % de niveau bac et plus)… L’enquête révèle une mutation importante des profils sociologiques des migrants. Sans remplacer les modèles plus anciens, ces nouveaux profils se superposent et complexifient le modèle migratoire. Ils forment une main-d’oeuvre prête à l’emploi, mais sous-utilisée : 70 % relèvent des catégories employés et ouvriers, contre 47 % au pays. Ainsi, contrairement à une immigration plus ancienne, l’actuelle n’est plus synonyme de promotion sociale. Ces nouveaux profils donnent aussi des indications sur les pays d’origine : les personnes interrogées viennent toutes de pays touchés par les « ajustements structurels » imposés par le FMI dans les années 1970 (lire notre entretien ci-contre) qui ont entraîné une paupérisation des couches moyennes. « Ne parviennent sur notre territoire que ceux qui disposent encore de l’énergie, des potentialités, des réseaux et des connaissances leur permettant de dépasser les obstacles d’une Europe de plus en plus forteresse », dit l’étude. Contrairement aux idées reçues, ce n’est donc pas « toute la misère du monde » qui émigre en Europe, mais les classes moyennes des pays du Sud, touchées de plein fouet par la mondialisation.
La peur
au quotidien
90 % des sans-papiers arrivent légalement en France. Une fois leur visa expiré, s’ouvre une période clandestine qui les marque tous durablement. « Beaucoup plus que dans les matraques des CRS, la violence est d’abord dans cette vie en suspens », observe l’étude, qui note l’apparition systématique du mot « peur » pour décrire la vie quotidienne. L’angoisse du contrôle de police conduit à une vigilance de tous les instants. Les conséquences sanitaires et psychologiques de cette tension nerveuse demeurent parfois plusieurs années après la régularisation. Ainsi, en matière de santé, les troubles pathologiques sont nombreux (état de fatigue permanent, stress, insomnie, nervosité, etc.) et sont souvent synonymes de déstabilisation pour les enfants. À cette peur s’ajoute ce que l’étude qualifie d’« enfermement dans l’immédiateté » avec une impossibilité de se projeter dans l’avenir. La précarité est multiple : l’immense majorité des sans-papiers a connu le travail au noir et des situations d’exploitation extrême. Pour se loger, les sans-papiers représentent une proie idéale pour les marchands de sommeil. Nombreux sont ceux à avoir recours au foyer et au 115, le numéro d’appel d’urgence du SAMU social. Et l’étude de conclure : « Des hommes et des femmes qui n’hésitent pas à travailler toujours plus, (…) qui acceptent des salaires de misère… Nous sommes loin de l’image de l’immigré coûteux pour notre économie et grevant les budgets de l’aide sociale. »
« Avec papiers »,
la galère continue
Euphorie et soulagement sont les premiers sentiments des « nouveaux régularisés ». L’étude décrit une « libération », un « élargissement du champ des possibles » ainsi qu’un « sentiment de normalité sociale » tant attendue. Mais cette joie est vite suivie de désillusions. La première pensée des nouveaux régularisés est pour la famille, restée au pays : donner de bonnes nouvelles, renouer les liens souvent distendus par la clandestinité, leur rendre enfin visite et les faire venir en France. Pas étonnant donc que les obstacles au regroupement familial soient les « plus douloureusement vécus ». L’accès à la régularisation ne permet pas encore le droit de vivre en famille…
En ce qui concerne la vie professionnelle, le bilan est consternant : « Loin de signifier une entrée dans la "norme" du "travailleur", du "locataire", etc., la vie des nouveaux régularisés se construit durablement dans la précarité et le provisoire qui dure », dénonce l’étude. En cause : la carte de séjour d’un an. Les exigences pour son renouvellement (justificatif de ressources) contraignent ces nouveaux régularisés à rester dans les mêmes secteurs de travail que lorsqu’ils n’avaient pas de papiers… Les effets sur les autres aspects de la vie quotidienne (logement, santé…) sont similaires. « Les conséquences de ce système touchent l’ensemble des actes d’une vie sociale, souligne l’enquête. De l’abonnement à un téléphone portable à l’accès à un emploi stable, en passant par l’ouverture des droits sociaux, la carte d’un an apparaît comme productrice d’une précarisation généralisée. »
Et pourtant, elle est largement majoritaire : parmi les personnes interrogées, 80 % ont une carte de séjour temporaire, 9 % une carte de dix ans et 8 % un récépissé. Plus que tout, l’étude du CSP 59 démontre l’urgence du combat pour le droit à la stabilité au séjour.
(1) Livre à paraître en septembre
chez l’Harmattan.
Marie Barbier
http://www.humanite.fr/2008-06-23_Societe_Sans-papiers-Est-ce-ainsi-que-ces-hommes-vivent