La Gazette de Montpellier : Le fabuleux destin d’un couple d’éditeurs de Montpellier

C’est le livre le plus vendu en France cette année dans la catégorie « essai » : 150 000 exemplaires. Le succès d’ ’Indignez-vous ! de Stéphane Hessel, est une consécration pour Indigène, une maison d’édition montpelliéraine, animée par un couple de brillants anticonformistes, Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou.

Le livre est sorti le 20 octobre. Le 21 octobre, Stéphane Hessel est reçu par Frédéric Taddéi qui anime sur France 3 l’émission "Ce soir, ou jamais" Placé dans les librairies au près des caisses, comme ces autres mini-livres à succès du type La Philosophie du Chat ou le fameux Matin brunde Pavloff, le livre du vieux diplomate, héros de la Résistance, s’arrache.
Les éditeurs ne sont pas totalement surpris : "Nous pensions faire mieux que le livre de Bastien Cazals (Je suis prof et je désobéis) qui était alors notre plus grand succès : 15 000 exemplaires vendus. On tablait sur le double. Ce sera dix fois plus.
La petite maison d’édition montpelliéraine, fondée en 1996, s’est fait une spécialité de publier des francs-tireurs, figures de l’irrédentisme languedocien. Indigène est la caisse de résonance de cette terre de résistance qui a additionné les contestations (les cathares, les protestants, les viticulteurs, les Occitans...). On y trouve le prêtre rouge Cardonnel, l’instituteur Bastien Cazals, l’avocat international François Roux.

Sacré
C’est Bastien Cazals, l’enseignant désobéissant de Saint- Jean-de-Védas, qui a alerté le couple. Il a été épaté par la force du discours de Stéphane Hessel en mai 2009 sur le plateau des Glières en Haute-Savoie. Quelques heures de discussions avec Stéphane Hessel dans son modeste appartement parisien du 14e arrondissement ont conduit à ce petit livre-phénomène qui va couronner les éditeurs montpelliérains. L’homme est sacré. Il fait l’unanimité. Il a une réputation internationale. Indigène passe à une autre dimension.

Apollinaire
Le 1er novembre, Claire Servajean accueille Stéphane Hessel dans son journal de 13h sur France Inter. Il impressionne. Sylvie Crossman le décrit alors comme "possédé". Il termine l’émission en récitant Apollinaire. Des techniciens viennent spontanément vers lui : "On l’embrasse, on relève le col de son manteau." Après son passage, sur le site Web de la radio, ce commentaire d’un auditeur : "Il y a des hommes qui vous rendent meilleurs rien qu’en les écoutant. Quand, en plus, le parcours et les actes sont à la hauteur des paroles, il y a toutes les raisons de croire en demain !" Quelques jours après, invité par Christophe Hondelatte, sur RTL, Stéphane Hessel confie tranquillement ceci : "J’attends la mort avec gourmandise !" Le 12 novembre, France 5 diffuse un documentaire où l’exquis nonagénaire se décrit comme "un vieux type qui n’en a plus pour longtemps". Il émeut en parlant de sa mère adorée ("J’ai passé mon bac à 15 ans pour l’épater") et avoue se "comporter comme si j’avais 20 ans de moins" pour plaire à sa femme, Christiane, une jeunette de 70 ans.
À sa demande, Sylvie Crossman accompagne partout cet homme adorable qui ne peut se passer des femmes. Chaque matin, c’est la même question : "Sylvie, qu’est-ce que nous avons au programme aujourd’hui ?" Il est demandé partout. Il fait face malgré son âge : 93 ans ! Dans Libération, Éric Loret décrit l’étrange engouement : "Si l’on demande "Indignez-vous !" de Stéphane Hessel dans une librairie, le vendeur vous désigne la pile sur la caisse et aussitôt qu’on en a saisi un exemplaire, le client suivant fait de même, par curiosité. C’est un livre mince, Hessel n’est pas la moitié d’un inconnu et l’objet ne pèse que trois euros, ce qui est une raison suffisante en soi pour l’acheter : à ce prix, on a l’impression que c’est un cadeau."

Urgence
Mis en place initialement à 8000 exemplaires, "Indignez vous !" a été tiré à plus de 250 000 exemplaires. Rien n’indique pour l’instant le moindre essoufflement des ventes. Surtout à l’approche des fêtes de Noël.
Indignez-vous ! n’est pourtant pas le meilleur livre d’Indigène. C’est un texte très court, écrit dans l’urgence. Un détonateur. Hessel n’y donne pas la marche à suivre. Mais on sait que RESF, le réseau de solidarité avec les familles sans papiers, lui est "particulièrement cher".
"Stéphane Hessel tient un discours d’espérance et d’engagement qui trouve un grand écho, analysent les éditeurs. Il coïncide avec le mouvement social contre la réforme des retraites. Contrairement à ce qu’on pense, il y a une partie de la société qu’on imagine minoritaire, et qui a des pratiques d’engagement, de résistance, de contre-pouvoir souvent peu médiatisées. Hessel est leur grand aîné, le grand sage."
Ancien proche de Jean-Paul Sartre, Jean-Pierre Barou goûte à ce moment comme à la veille du "grand soir" : "C’est l’Appel du 18 juin !", s’enflamme-t-il.

Astérix
De fait, le coup est énorme. Télérama ne cache pas son admiration devant cet "étonnant petit bouquin de trente pages, sorte d’Astérix au pays du Goncourt". Dans la presse, les papiers se multiplient sur le vieil homme qui rivalise avec Michel Houellebecq, le prix Goncourt. Entre les deux stars de l’automne littéraire, un monde : Houellebecq est aussi pessimiste, et individualiste, allergique à toute citoyenneté, qu’Hessel est heureux et altruiste.
Pour Indigène, c’est le grand chambardement. Le téléphone sonne de 8 heures du matin à 22 heures, les mails arrivent par centaines. Les ventes des autres titres de la maison sont boostées. Des intellectuels prestigieux appellent à Montpellier pour être édités à leur tour. Pris de court, le couple n’a même pas pensé à faire une photo commune avec Hessel.
L’Express le note : "Pour Indigène éditions, une maison située à Montpellier, la fin de l’année 2010 ne pouvait être plus douce." Ce succès va permettre à Indigène de se doter d’une antenne à Paris. Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou préparent déjà "un autre coup" pour le Salon du livre 2011.

Valérie Hernandez

"Indignez-vous !", Stéphane Hessel, coll. "Ceux qui marchent contre le vent", éditions Indigène, 30 pages, 3 euros.

PORTRAIT : Stéphane Hessel : un grand modeste

Ancien résistant, devenu diplomate, Stéphane Hessel est, à 93 ans, un humaniste adulé qui déteste les honneurs. Derrière Stéphane Hessel : des femmes. Deux épouses attentives, Vitia et Christiane. Et surtout une mère : la blonde "Helen" qu’il appelle rarement "maman" ou "ma mère" dans ses mémoires*. Allemande libre du Tout-Paris des années 20, elle règne sur un mariage à trois composé du père du petit Stéphane, Franz Hessel, et d’un amant, l’écrivain français Henri-Pierre Roché. C’est ce trio amoureux qui inspirera le cinéaste François Truffaut pour son film Jules et Jim avec Jeanne Moreau. De cette mère tant aimée, Stéphane Hessel retiendra un principe, outre la liberté : la modestie. Et cette règle d’or : "Pour que la modestie soit seyante, il faut qu’elle accompagne le succès."Quand Hessel apprend que ses éditeurs souhaitent engager des démarches afin de l’inscrire sur la liste des nobélisables, il se fâche. Pourtant, sa vie, de sa naissance à Berlin en 1917 à aujourd’hui, pèse son poids de mérite.

Résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, il a rejoint le général de Gaulle à Londres en mai 1941. Il est arrêté, puis déporté quelques mois après en camp de concentration. Il garde sur les jambes des cicatrices laissées par les morsures des chiens des SS. En 1948, il fait partie de cette petite poignée d’hommes qui rédige la Déclaration universelle des droits de l’homme. Stéphane Hessel va faire ensuite toute sa carrière dans la diplomatie. Il a été notamment ambassadeur de France à l’ONU.

Boycott
La retraite venue, il ne désarme pas. En 1996, il est médiateur dans l’affaire des sans-papiers de l’église Saint-Bernard. Ce nouveau siècle le concerne tout autant que le précédent. Il le traverse avec une allégresse inspirée. Généralement courtois, il ne ménage pas ses critiques, déclarant à propos d’Éric Besson : "C’est un ministre pour lequel je n’ai aucun respect." Ancien militant au PS, il se présente pour la première fois à une élection, lors des dernières régionales, sur une liste d’Europe Écologie, à Paris. À 92 ans ! Dans un monde de moins en moins solidaire ni vertueux, l’aura de cet homme distingué, d’une très haute moralité, grandit. Pourtant, en septembre dernier, c’est la stupeur : ce fils de juif, déporté, est mis en examen pour "incitation à la haine raciale" après avoir appelé au boycott de la commercialisation des produits israéliens venant des territoires occupés. Mais il en a vu d’autres. Quelques heures avant sa rencontre avec le public montpelliérain, il était reçu à Alger. Le week-end dernier, au Centre culturel français de Sarajevo, il souhaitait à ses "courageux habitants" de ne "jamais lâcher prise".

V. H.

* Les citations de Stéphane Hessel proviennent de son livre "Danse avec le siècle" (Seuil) et du documentaire programmé sur France 5, le 12 novembre : "Stéphane Hessel, le Sisyphe heureux".

EXTRAITS
 "Je vous souhaite à tous, à chacun d’entre vous, d’avoir votre motif d’indignation. C’est précieux. Quand quelque chose vous indigne comme j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé. On rejoint ce courant de l’histoire et le grand courant de l’histoire doit se poursuivre grâce à chacun."

 "C’est vrai, les raisons de s’indigner peuvent paraître aujourd’hui moins nettes ou le monde trop complexe. Qui commande, qui décide ? Il n’est pas toujours facile de distinguer entre tous les courants qui nous gouvernent. Nous n’avons plus affaire à une petite élite dont nous comprenons clairement les agissements. C’est un vaste monde dont nous sentons bien qu’il est interdépendant. Nous vivons dans une inter-connectivité comme jamais encore il n’en a existé."

 "Aux jeunes, je dis : regardez autour de vous, vous y trouverez les thèmes qui justifient votre indignation : le traitement fait aux immigrés, aux sans-papiers, aux Roms. Vous trouverez des situations concrètes qui vous amènent à donner cours à une action citoyenne forte. Cherchez et vous trouverez !"

 "Je suis convaincu que l’avenir appartient à la non-violence, à la conciliation des cultures différentes. C’est par cette voie que l’humanité devra franchir sa prochaine étape."

Lire la suite : La Gazette de Montpellier