La Quinzaine Littéraire : De l’autre côté du guichet

dans le n°985 - du 1er au 15 février 2009

Au cours des trente dernières années, la politique de l’immigration a connu d’incessantes retouches législatives. La volonté sans cesse réitérée de maîtriser les flux migratoires et les directives européennes ont conduit à la mise en place de dispositions de plus en plus restrictives. Dans un ouvrage incisif, au carrefour de l’histoire du temps présent et de la sociologie, Alexis Spire décrypte les ressorts des pratiques administratives - cet art de bien adapter les normes aux non-dits d’une politique qui conditionnent le destin, de plus en plus précaire, des immigrants.

VINCENT MILLIOT

| ALEXIS SPIRE
ACCUEILLIR OU RECONDUIRE

Enquête sur les guichets de l’immigration
Raisons d’Agir éd., 124 p., 7 € |

Année après année, les objectifs de reconduite à la frontière d’étrangers en situation irrégulière se font plus élevés et la « politique du chiffre » s’applique à tous ceux qui sont en charge du contrôle des étrangers. L’inconvénient majeur de cette politique de répression tous azimuts est la contradiction qu’elle induit le plus souvent avec les normes du droit international, avec la Convention de Genève ou la Déclaration européenne des droits de l’homme. L’Etat réalise donc un véritable tour de passe‑passe en adoptant des lois répressives, « sévères mais justes », qui respectent formellement les droits fondamentaux des candidats à l’immigration, tout en déléguant le soin de leur application àdes échelons subalternes de l’administration qui rendent, dans les faits, ces droits inopérants.
 

À un cadre législatif qui a toutes les apparences de l’équilibre et de l’humanité, Alexis Spire oppose une vision « au ras du travail administratif » le plus quotidien, une « politique des guichets » qui repose sur une large autonomie des agents de l’administration chargés d’appliquer les directives de leur hiérarchie. Le tour de passe‑passe apparaît lorsque l’on accepte de passer des discours aux pratiques, des nonnes et des principes juridiques à leur application. Pour mettre en lumière l’action de ceux qui, dans les coulisses, mettent en œuvre cette politique des guichets, il s’appuie sur la synthèse de plusieurs enquêtes menées entre 2003 et 2007 dans des préfectures, au sein de directions départementales du travail et dans un service d’attribution de visas d’un consulat de France en Afrique. Alexis Spire est allé jusqu’à se faire embaucher comme « guichetier vacataire » dans une préfecture pour atteindre cette connaissance intime des trajectoires biographiques, des croyances et des doutes de ces agents subalternes de l’administration, souvent méprisés, mais dont le pouvoir effectif sur les destinées et les statuts des immigrés s’avère fondamental.

La thèse d’une politique migratoire qui dépend dans ses aspects les plus concrets, d’une sorte de « huis clos » entre les étrangers et l’administration et qui échappe à un processus clair de décision politique et délibération publique, était déjà au cœur d’un important ouvrage d’Alexis Spire, publié en 2005 et de dimension plus historique : L’Étranger à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945-1975). Alors que formellement les cadres et les principes d’une politique migratoire généreuse étaient restés en place de la Libération à la fin des Trente Glorieuses, l’auteur montrait déjà le primat de la sphère administrative avec ses décrets ministériels et ses circulaires « techniques » sur la sphère législative, ainsi que les distorsions existantes entre les normes et les pratiques administratives concrètes.

Ce qui a donc prévalu au cours de ces décennies était un traitement « à la carte » et non « universel » de l’immigration en fonction de la conjoncture politique, économique ou internationale, en fonction d’impératifs liés aux relations inter‑étatiques, en fonction des groupes de populations immigrées concernés. Outre son orientation nettement répressive et la montée des préoccupations policières de maintien de l’ordre, la période la plus contemporaine apporte deux modifications majeures à cette toile de fond. Elle introduit tout d’abord des indicateurs de performance en termes de traitement de dossiers et de reconduite à la frontière, qui transforment le travail administratif et les critères de son évaluation. Elle érige ensuite la lutte obsessionnelle contre les fraudeurs, des « faux réfugiés » aux « faux malades », des « faux conjoints » aux « faux chômeurs », en condition nécessaire de la sauvegarde d’un modèle national de protection sociale menacé de toutes parts.

Dans cette croisade morale qui participe d’un projet plus général de modernisation de l’État à partir du renforcement de ses pouvoirs de contrôle, l’administration parvient à enrôler des secteurs de plus en plus larges de la fonction publique. Outre la police et les différents services qui traitent de l’immigration, médecins et inspecteurs de la santé publique, contrôleurs du travail et employés de l’ANPE sont de plus en plus fréquemment utilisés pour débusquer des sans-papiers. Et en protégeant l’État contre ces fraudes, les agents de l’immigration sont convaincus de se protéger eux-mêmes, de défendre leurs intérêts de catégories modestes placées sous le giron de la puissance publique. La fragilisation sociale de la fonction publique nourrit finalement la précarité de ceux qui peinent à s’insérer et qui sont les plus disposés à ne pouvoir ou à ne savoir respecter les règles édictées par l’administration.
Passer de l’autre côté du guichet avec Alexis Spire, découvrir la diversité des modes de traitement des dossiers de demande de séjour, de travail ou de naturalisation, les fractures qui opposent ces fonctionnaires ou les solidarités qui les lient, c’est donc rompre avec une vision technocratique qui réduit le rôle des agents de bureau à celui de simples exécutants. Ils disposent, au contraire, d’un pouvoir d’autant plus important que la réglementation devient plus restrictive. Pour autant, l’intérêt des trajectoires personnelles que l’on peut suivre est bien de montrer que l’administration n’est pas un bloc. Si on adhère aux exigences des échelons supérieurs, ce peut être par souci de sa carrière, par indifférence, par conviction. Mais les attitudes de compassion et de refus existent aussi dans ces services. Ces formes de résistance, qui sont destinées à rester marginales parce qu’elles perturbent la routine des tâches et les justifications rassurantes qu’on en donne, émanent des agents les plus décidés à quitter ce genre de postes et qui sont les mieux dotés pour le faire en raison de leur niveau d’études initial et de leur bagage socio-culturel. Les plus réfractaires réussissent à partir, les autres s’habituent à la routine du guichet et s’endurcissent à la « misère du monde ». Tristesses et servitudes d’un service public bien mal en point : administration sans conscience (critique et civique) n’est que ruine de l’âme.

 


Voir à ce sujet :

  • Medias - Le Monde "Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration", d’Alexis Spire
    jeudi 2 octobre 2008

 

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