Le Monde / "Entre chagrin et néant. Audiences d’étrangers" et "Noces de Mantoue", de Marie Cosnay : le "journal" d’audiences de Marie Cosnay

LE MONDE DES LIVRES | 04.06.09 | 11h42 • Mis à jour le 04.06.09 | 11h42

Rendre compte, : voilà, au sens le plus large du terme, l’une des ambitions possibles de la littérature. Donner à voir, à entendre, à imaginer quelque chose de l’état du monde ou de celui de l’âme humaine. Rendre compte et non pas rendre des comptes - quoique... En décidant d’assister, pendant plusieurs mois, à des audiences du tribunal de grande instance de Bayonne, puis de mettre par écrit le résultat de ses observations, Marie Cosnay s’est placée à la lisière de plusieurs genres. Le texte qui en résulte, lui, se déplace avec force et justesse dans la bande de terrain qui sépare la littérature de l’acte moral et d’une certaine forme d’engagement.

Ecrivain, enseignante et traductrice, cette femme de 44 ans dit s’être interrogée au moment de la création d’un ministère de l’identité nationale. "Les questions d’identité m’intéressent, explique-t-elle d’une voix douce. Qu’en fait-on ? Et quels sont les tenants et les aboutissants de la politique mise en place ? Que se passe-t-il si on laisse faire ?" En mai 2008, quand s’ouvre à Hendaye un centre de rétention administrative destiné aux étrangers en situation irrégulière, elle commence à fréquenter le tribunal de grande instance de Bayonne, où les sans-papiers sont présentés au juge des libertés et de la détention. Elle s’y rendra une fois par semaine jusqu’en septembre, sans compter les comparutions immédiates. Et tiendra, de retour chez elle, une sorte de journal. Par l’écriture, des cas administratifs retrouvent leur dignité d’êtres humains. "J’ai essayé de ne pas juger, d’être le plus honnête possible. Au tribunal, je notais tout - ce qui se disait, mais aussi ce qu’il me semblait percevoir, comme une crispation particulière, une intonation, une posture, le fait que la juge se lève sans raison apparente. Plein de petites choses qui changent les agencements habituels." Ensuite, elle est revenue à ses carnets, en prenant garde à ne pas se laisser envahir par l’émotion. Et en veillant à ce que les impressions soient toujours consignées comme telles. "J’ai relu mes notes avec le désir de ne pas verser dans l’absolu, observe-t-elle. Il fallait comprendre les codes de parole des uns et des autres, sans me laisser envahir par l’intuition." C’est en rendant la parole à ceux qui ne l’ont pas, mais aussi en faisant travailler ensemble ces différentes langues, que Marie Cosnay est sortie du compte rendu pour aller vers la littérature.

"JE SUIS FATIGUÉE"

De cette démarche émergent des tableaux bouleversants, où la parole du juge côtoie celle des sans-papiers, mais aussi des observations de l’auteur, souvent sous forme de questions. "Ce sont les violences légales qu’il faut contester", analyse-t-elle le 11 septembre 2008, avant de citer Walter Benjamin. Et puis cette simple phrase, en équilibre au milieu d’une page : "Je suis fatiguée." Car l’épreuve a été rude. "Seule l’écriture m’a sauvée du désespoir engendré par ces séances au tribunal", explique Marie Cosnay. La rédaction de ce "journal", mais aussi celle d’un roman, Noces de Mantoue, qui s’est développé en parallèle de l’autre livre, exactement dans le même temps.

En construisant un récit (un "conte", comme l’indique la page de garde) autour d’une femme qui traverse les Alpes afin de retrouver un homme, Marie Cosnay pensait écrire sur "quelque chose de complètement différent". Avant de découvrir que les deux livres "partaient du même endroit", dit-elle : "Comment dire quelque chose du monde sans être anéanti par lui ?" D’un côté, le mythe, de l’autre, l’expérience directe du monde. Le roman, se souvient-elle, est parti du petit texte de Paul Celan, Entretien dans la montagne. "Il y est question de la rencontre avec l’autre, qui est aussi soi-même", dit Marie Cosnay. Cet Autre si proche et si lointain, que séparent de nous des frontières aussi dérisoires et implacables qu’une chaîne de montagnes, un poste de douane ou une barre de tribunal.


ENTRE CHAGRIN ET NÉANT. AUDIENCES D’ÉTRANGERS
de Marie Cosnay. Ed. Laurence Teper, "Voix du bord", 160 p., 14,80 €.

 

NOCES DE MANTOUE de Marie Cosnay. Ed. Laurence Teper, 176 p., 16 €.

Raphaëlle Rérolle

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