"Le Piège" - Un documentaire d’Alexandre Dereims

Cette semaine, dans Le Monde en face, Carole Gaessler propose un document exceptionnel d’Alexandre Dereims. Pendant 90 jours, le journaliste a suivi au plus près des migrants africains tout au long de leur périple. En filmant leur éprouvant parcours, il rend compte de l’enfer que ces hommes endurent pour avoir la chance de vivre, enfin, une autre vie. Après la diffusion du documentaire, Carole Gaessler recevra en plateau plusieurs invités pour 30’ de direct.

par Isabelle Ducrocq

Au Niger, Alexandre Dereims a suivi des migrants. Il les a suivis tout au long du chemin qui mène vers la Libye et l’Europe. Une route dangereuse, voire mortelle, pour fuir la misère, la guerre, la dictature. Alexandre Dereims a accompagné Emmanuel, Oumarou, Sayba, Fuceni, Jacques et les autres depuis Agadez, au Niger, jusqu’à Dirkou, à 400 kilomètres de la frontière libyenne. Il a attendu avec eux dans le ghetto des passeurs qu’il y ait assez de passagers pour pouvoir partir ; il a suivi leurs camions, leurs pick-up pour traverser, dans la chaleur infernale du désert, le Ténéré. En Libye, il a découvert les centres d’interrogatoires secrets de Benghazi où, avant la guerre civile, les migrants étaient détenus dans des conditions inhumaines. En Italie, il a filmé les bateaux surchargés qui s’échouent sur les rochers de Lampedusa. Puis il a repris la route avec ceux qui ont pu continuer. Direction la Grèce et Turin, en Italie, jusqu’aux portes de la France. En Tunisie, à la frontière libyenne, au camp de réfugiés de Choucha, il a retrouvé l’un de ces « aventuriers » rencontrés au Niger, dont le rêve s’est évanoui et qui va être rapatrié chez lui, comme des centaines de milliers d’autres, sans gloire et sans argent.

La fureur de vivre

Alexandre Dereims a saisi au plus près la réalité de ces hommes qui ont tout quitté pour avoir la chance de vivre une autre vie. Sa caméra a capté leur angoisse à la gare routière d’Agadez au moment de choisir un passeur ou à Dirkou lorsqu’ils ont compris que certains ne pourraient plus continuer — faute d’argent ; il a mesuré leur courage au moment d’affronter le désert ou de se lancer dans les eaux noires qui baignent Lampedusa ; il a ressenti leur inquiétude et leur colère quand ils ont appris, à Gatrune, qu’il n’y avait pas assez de place pour tout le monde dans le véhicule pour continuer le voyage. Alexandre Dereims a filmé aussi leur désespoir. Celui d’avoir vu des compagnons de route mourir, celui d’avoir éprouvé tant de déceptions, de souffrances et, finalement, d’avoir échoué dans leur quête de l’eldorado.
A tous ces hommes, Kadhafi a fait miroiter monts et merveilles, a promis qu’ils feraient fortune dans son pays. La réalité était pourtant tout autre : arrivés en Libye, sans papiers, sans visa, ils étaient exploités. Ou emprisonnés, torturés, rackettés. Machiavélique, Kadhafi facilitait ensuite leur départ pour Lampedusa pour exercer un odieux chantage sur une Europe terrifiée à l’idée de devoir accueillir de trop nombreux immigrants… L’Europe a préféré fermer les yeux sur les conditions inhumaines dans lesquelles les migrants étaient détenus et sur les tortures qu’ils subissaient.
D’étape en étape, le réalisateur invite, tout au long de ce triste voyage, à comprendre ces êtres qui n’ont d’autre choix que de partir, que d’avancer, mais qui, en permanence, se trouvent confrontés à la corruption, au manque d’argent et à une géopolitique qui les dépasse. Ils butent contre tout, partout, tout le temps. Pris au piège. Malgré cela, ils se débattent, de toutes leurs forces, pour avoir le droit de vivre heureux. A l’heure où l’Europe ferme ses portes, leur rêve ne se réalisera pas. Ou alors au prix fort.


Entretien avec Alexandre Dereims

Comment est né ce documentaire ? 
Alexandre Dereims : En parlant avec Pablo, un jeune Camerounais qui m’a raconté son histoire. Lui, tout comme les autres migrants, est passé par l’enfer avant d’arriver en Europe. Il a vraiment payé le prix fort pour atteindre l’Hexagone. Alors que l’immigration est un sujet d’inquiétude en France, que l’idée d’« invasion » fait depuis quelque temps des ravages dans notre pays, que de nombreux Français ont peur des Africains qui « viennent leur piquer leur boulot et leurs allocs », je voulais, en suivant ces hommes, qu’on comprenne d’où ils viennent, quel périple ils avaient dû faire pour monter jusqu’en Europe, les difficultés qu’ils avaient rencontrées. Je souhaite qu’on sache ce qu’ils ont vécu. Dans le détail.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces hommes ?
A. D. : Ce sont des hommes qui estiment ne pas avoir le choix. Ils rêvent tous d’une autre vie. Ils se voient comme des aventuriers, pas comme des clandestins ou des mendiants. Aujourd’hui, quand un Français part à Londres pour trouver le boulot qu’il n’a pas chez lui, on le félicite, on salue son esprit d’initiative. Pourquoi un Africain n’aurait pas le droit de vouloir s’en sortir ? Ces hommes ont été pris dans le piège que leur a tendu Kadhafi : ils ont été des outils de chantage pour faire ployer une Union européenne qui ne voulait décidément pas d’eux. Leur histoire est bouleversante.

Vous avez pris beaucoup de risques pour réaliser ce documentaire…
A. D. : Nous avons réussi à obtenir une autorisation de tournage au Niger, mais il nous a malgré tout été difficile, à Claire Beilvert et à moi, de réaliser ce film. Tout d’abord parce que la région n’est pas sûre : quelques mois après notre venue, des salariés d’Areva ont été enlevés, Aqmi a étendu son action au nord d’Agadez. Nous avons dû nous déplacer sous escorte militaire. Ensuite, l’armée nigérienne ne voulait pas que l’on connaisse l’ampleur du trafic que génère le transport des migrants. Elle nous a empêchés de travailler et nous a même menacés de mort. Les chefs de ghetto que nous voulions approcher refusaient pour la plupart de nous parler et montaient les migrants contre nous. Les officiels, la préfecture, la police nous ont rackettés pour que l’on puisse tourner. A Dirkou, on nous a fait dormir dans une décharge pour nous faire renoncer. Nous nous sommes ensuite rendus en Libye quand la guerre a éclaté. Nous étions là au plus fort des affrontements, auprès des rebelles. Là aussi c’était très dangereux.

Quelles conséquences, selon vous, aura la chute du régime de Kadhafi ?
A. D. : Je suis très inquiet pour l’Afrique. Les immigrés qui réussissaient à atteindre la Libye et l’Europe envoyaient de l’argent chez eux et dynamisaient ainsi l’économie de leur pays. Sans cet argent, que va-t-il se passer ? Je crains de graves troubles sociaux dans les mois à venir…

Propos recueillis par Isabelle Ducrocq

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Extraits

« J’ai décidé de m’aventurer vers la Libye. J’ai regardé la carte. J’ai vu que si je prends le car pour Ouaga, je descends à Niamey. De Niamey, je vais à Agadez, d’Agadez à Dirkou. Et puis bon, après, c’est la frontière.

— Et après ?

— Je passe.

— C’est pas trop ?

— Si, c’est trop. Mais il faut risquer. Il faut forcer le destin, quoi. Il faut pas t’asseoir et attendre que le bonheur te trouve. Faut forcer. » Oumarou

« Il n’y a pas que la France qui est dans la crise. Le monde entier est dans la crise. Mais les crises ne sont pas égales. Quoi qu’il se passe en France ou bien en Europe, la situation est difficile, mais c’est toujours mieux qu’en Afrique. » Ousmane Touré

« Quand on emmène à la gare routière des clandestins qui vont partir […] dans le Sahara, là-bas, il n’y a pas d’eau. Ils vont mourir, ils vont souffrir. C’est pour ça qu’on n’a pas vraiment envie de faire ce travail. Mais comme il n’y a pas de travail, on n’a pas le choix. […] Sur 100 % des migrants, il n’y en a que 40 % qui réussissent. 60 % d’entre eux échouent. Et toi, tu sais que ton frère, il va souffrir. C’est pas bon. » Hassan

 

A voir en ligne jusqu’au 4 octobre 2011


 

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