Les Inrocks : « Low Life » : Jeunesse amoureuse, engagement politique, répression de l’Etat… Un geste de cinéma d’une beauté tranchante.


 

par Serge Kaganski

Low Life, c’est le titre d’un album de New Order, mais Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz ont choisi cet intitulé en pensant à une chanson de Public Image Ltd, le groupe que Johnny Lydon/ Rotten avait formé après l’implosion des Sex Pistols. New Order ou PIL, peu importe, la vibration, le la, l’époque connotés sont les mêmes : le refroidissement postpunk, quand la jeunesse saturée de guitares, de bières et de no future s’est tournée vers une musique plus dansante, plus funky, plus métallique, plus moderne et peut-être aussi moins directement politique, militant différemment. Comment s’engager, et comment inventer les formes du combat propres à sa génération, c’est la question que se posent les jeunes protagonistes de Low Life et c’est l’un des sujets d’Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz. Un “low life”, c’est aussi un branleur désargenté, et ça se traduit littéralement par “la vie en sous-régime”, voire “la vie souterraine”. Ainsi, de même que le titre évoque en deux mots une richesse infinie de significations, le film dispense un souffle de cinéma beaucoup plus ample que son maigre pitch : un groupe d’étudiants luttent pour les sans-papiers ; l’une d’entre eux noue une histoire d’amour avec un poète afghan qu’elle héberge clandestinement.

A partir de cette trame, le couple de cinéastes déploie un fascinant monde urbain et nocturne où des amours naissent dans la pénombre, où s’invente une existence de bande, où s’ourdit un activisme politique secret. L’appareil d’Etat répond à cette situation en envoyant ses policiers sur le terrain ou en instituant une surveillance plus discrète, (in)digne de toutes les fictions américaines des années 70. Evidemment, Low Life ne fait pas seulement écho au cinéma de la paranoïa d’antan, il renvoie à notre monde bien réel et contemporain, celui du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, des quotas d’expulsions, celui aussi de l’affaire Tarnac, quand un pouvoir se met à exagérer sinon à délirer une menace pour justifier sa politique répressive, mettre au pas sa jeunesse.

Si Low Life résonne avec l’actualité et l’état de notre société, il n’a rien à voir avec le cinéma social au sens où on l’entend usuellement. Nourris de grands anciens tels Jacques Tourneur et Robert Bresson, ou encore Philippe Garrel (certes aussi grand mais moins ancien), Perceval et Klotz vaporisent de capiteuses bouffées de cinéma, d’amples blocs séquentiels où les nuits sont plus belles et durables que les jours, où la beauté et l’expressivité des visages sont plus importantes que ce qu’ils disent, où les villes se résument à quelques lieux emblématiques : caves, clubs, ruelles, grands appartements vides aux volets toujours clos. Au-delà des mots et du scénario, Perceval et Klotz ont trouvé les solutions cinématographiques pour (trans)figurer une jeunesse magnifique, iconique, quasi mythologique, elfes, zombies, créatures nyctalopes évoluant dans leur monde, avec leurs codes, leur écosystème, loin du quotidien prosaïque des adultes. Vision trop romantique, objecteront certains, souvent les mêmes qui se gaussent des films de Garrel, mais tant pis pour eux s’ils ne voient pas que ce geste de cinéma produit une puissance et une beauté qui tranchent. Générationnellement situés entre les grands maîtres du cinéma et la jeunesse actuelle, Perceval et Klotz semblent chercher la transmission entre les générations, passeurs alchimistes de flux d’énergie entre les époques, à l’écran comme dans la vie. Leurs acteurs sont une bande de superbes nouveaux venus avec à leur tête Camille Rutherford, Arash Naimian et Luc Chessel, leur fille Héléna réalise ses premiers films, alors que leur musicien de fils, Ulysse, enveloppe ce film de ses boucles planantes et synthétiques, achevant de transmuter Low Life en objet sensoriel pur. Généralement, on va au cinéma pour se faire raconter une histoire, rire ou pleurer, comme disent les publicitaires, éventuellement découvrir une esthétique, une pensée. Et puis plus rarement, on y va comme on va dans un club ou à un concert, pour vivre une expérience totale qui sollicite tout le corps, cerveau et système nerveux compris. Faisant honneur à New Order et PIL, Low Life est de ceux-là.

Low Life d’Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz, avec Camille Rutherford, Arash Naimian, Luc Chessel (Fr., 2012, 2 h 04)

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