Libération : « Vol spécial », avec larmes et bagages

Une immersion de neuf mois, sans commentaire, de Fernand Melgar dans le quotidien d’un centre de rétention suisse.

Leurs visages vous hantent longtemps. Celui de Serge, petite fourmi toujours occupée à briquer les locaux du centre de détention administrative de Frambois, à Genève, où il est interné. Celui de Wandifa, qui écrit des textes sur le thème de la migration et de l’incarcération et les chante devant la caméra. Celui d’un autre détenu qui sanglote après que cinq de ses camarades ont été expulsés.

Pendant neuf mois, le documentariste Fernand Melgar s’est immergé dans ce centre d’expulsion de sans-papiers, l’un des 28 que compte la Suisse (contre 27 en France). Les déboutés de la demande d’asile peuvent y être incarcérés jusqu’à dix-huit mois (contre quarante-cinq jours en dans les centres français). Autre différence, ces étrangers sont détenus en vertu d’une décision administrative non confirmée par un juge, alors qu’en France, la décision est soumise à l’appréciation d’un magistrat administratif et le placement en rétention d’un juge judiciaire. Pendant la durée du documentaire, le spectateur circule à l’intérieur du centre, entre la cour, où les détenus s’aèrent et jouent au foot, la salle commune et les cellules, avec quelques incursions dans des fourgons de police et à l’aéroport international de Genève. Les autres figures centrales du film sont celles de Jean-Michel Claude, le directeur du centre, et de Denis, gardien, tous deux quinquagénaires, corpulents ; débonnaires et tellement soucieux, apparemment, du bien-être matériel et moral des détenus. Fernand Melgar a choisi de filmer sans commentaire ajouté. Et c’est ce qui a provoqué l’indignation du producteur Paulo Branco (lire Libération du 22 août). Lors de la conférence de presse suivant le palmarès, au festival de Locarno, où Vol spécial avait été projeté en août 2011, il a qualifié le film d’« œuvre fasciste ».

A aucun moment, selon lui, le réalisateur ne questionne ni ne juge les gardiens de Frambois. Pourtant, leur fausse humanité crève l’écran à chaque seconde. Fernand Melgar montre ainsi les préparatifs de l’expulsion de cinq des détenus. La direction est tendue, car elle craint la réaction des autres. Les cinq hommes sont discrètement appelés, un par un, dans une salle. L’un d’entre eux est Serge, personnage fragile et attachant. « C’est l’heure du départ », lui annonce Jean-Michel Claude. L’euphémisme est gracieux. En fait de départ, c’est une expulsion. « La police genevoise est là, ils vont vous mettre les bracelets, et puis départ pour le vol spécial. Ils vont vous chouchouter jusqu’au bout. » En fait de chouchoutage, le « vol spécial » signifie que le détenu va être muni d’un casque et d’une couche-culotte, ligoté à une chaise, hissé dans l’avion, et rester attaché à son siège pendant le vol.

Une autre expulsion tourne mal. Un détenu, ligoté trop fort, décède. « En tant que Suisse, je suis pas fier », commente Jean-Michel Claude. Le soir suivant la première expulsion, des détenus sont en train de discuter dans la cour. « Le directeur, il faut qu’il arrête de nous prendre pour des débiles », dit l’un. Et l’autre : « Pour eux, on est des objets. »


voir aussi :

Medias - Libération - Liberation (blog Cinoque) : « Vol spécial », un documentaire qui met le feu au lac
 
 

 
 

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