Anti-Roms partout, égalité et justice nulle part

Mediapart : Comment la « question rom » a fabriqué un racisme d’Etat

Rroms et riverains, une politique municipale de la race : paru aux éditions La Fabrique, ce livre mêlant enquêtes de terrains, témoignages et analyses fait surgir comment s’est institutionnalisée, de l’échelon local au gouvernement, une politique de discrimination des Roms appuyée sur un racisme culturel revendiqué. À lire au moment où Manuel Valls, son instigateur, est l’invité de « En direct de Mediapart ».

 

par François Bonnet

Il faut lire le livre Roms et riverains, une politique municipale de la race, qui vient de paraître aux éditions La Fabrique, pour au moins trois raisons. La première n’est pas la principale mais renvoie aux choix éditoriaux faits par les différents médias. Depuis 2008, Mediapart n’a cessé de souligner l’instrumentalisation politique d’un problème social majeur : le traitement réservé aux populations roms (20 000 personnes en France). Nous l’avons fait par de très nombreux reportages, détaillant les politiques d’expulsion mises en place par Sarkozy et intensifiées par Manuel Valls, mais aussi par de nombreuses enquêtes politiques montrant comment cette stratégie de boucs émissaires était une machine à fracturer l’ensemble de la société.

Cette large couverture (retrouvez ici nos principaux articles) a pu parfois nous être reprochée par des lecteurs jugeant que nous accordions trop d’importance à un phénomène somme toute circonscrit et qu’il ne convenait pas de donner une portée générale à des déclarations politiques d’opportunité. La lecture de Roms et riverains devrait convaincre ces lecteurs combien "la question rom", méthodiquement créée depuis plus de dix ans, est devenue un enjeu majeur de politique publique.

Car, et c’est la deuxième raison de l’utilité de ce livre, aux dépens des populations roms s’est progressivement fabriquée à tous les niveaux de l’appareil d’État (élus locaux, préfets, ministère de l’intérieur, gouvernement) une « politique de la race menée en France aujourd’hui par la gauche gouvernementale, comme hier sous un gouvernement de droite », écrivent les auteurs, le sociologue Éric Fassin, les journalistes Carine Fouteau (de Mediapart) et Aurélie Windels, et le militant associatif Serge Guichard. Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment une gauche de gouvernement, qui récuse le mot même de race, peut-elle conduire aujourd’hui une politique non seulement raciste mais ancrée sur un tel concept ?

Parce qu’ils sont européens, vivant et se déplaçant dans un espace de libre circulation, a été appliquée aux Roms une politique différente de celle concernant les immigrés extra-européens. L’abondance de lois limitant drastiquement l’immigration se trouvant pour eux sans effet, l’État et les politiques ont fabriqué un tout autre discours pour justifier le développement des discriminations : ce fut et cela demeure la mise en scène d’une altérité radicale et irréductible des populations roms, définies comme une autre humanité. Le point culminant est atteint avec les déclarations de Manuel Valls assurant que « les occupants de campements ne souhaitent pas s’intégrer pour des raisons culturelles » et jugeant toute politique d’insertion « illusoire ».

La mise en place de ce racisme culturel – par « nature », les Roms seraient destinés à vivre dans des « campements insalubres  » –, vient justifier des expulsions massives : depuis mai 2012, en moyenne, chaque Rom a fait l’objet d’une expulsion – certains ont pu l’être plusieurs fois, d’autres pas du tout. Cette politique d’État qui ne dit pas son nom – tant elle viole tous les principes fondamentaux –, analysent les auteurs du livre, n’a pu se mettre en place qu’en transférant une partie de la responsabilité aux maires. C’est ce déplacement vers de supposées demandes locales largement dépolitisées qui a pu réduire la portée scandaleuse d’une institutionnalisation de la discrimination.

Enfin, en écho à ses choix politiques, le livre Roms et riverains raconte méthodiquement les réalités des conditions de vie de ces populations : accès à l’eau, à l’électricité, enlèvement des ordures, exclusion de l’emploi, scolarisation difficile des enfants, harcèlement policier. Le face-à-face est quotidien avec des institutions publiques traversées par une simple consigne : «  leur rendre la vie impossible ». Le département de l’Essonne, celui de Manuel Valls justement, apparaît comme le laboratoire de cette politique discriminatoire pour laquelle se coordonnent des maires, le préfet et le ministère de l’intérieur.

Loin de certains discours publics, il existe des solidarités méconnues. L’ouvrage raconte d’innombrables initiatives de voisins aidant des familles, des enfants, des jeunes à accéder à l’école, à des cours de français, à des possibilités de travail. Le vacarme anti-rom mais aussi la justice et la police écrasent ces solidarités militantes. Serge Guichard, l’un des fondateurs de l’Association de solidarité en Essonne avec les familles roumaines roms (Asefrr), témoigne de la violence subie par tous ceux qui ne demandent que le respect des droits élémentaires. Son texte très personnel se révèle un réquisitoire terrible contre le dangereux aveuglement des pouvoirs.

Des extraits du livre :

« Dépolitiser » la politique de la race

extrait de Roms et riverains, une politique municipale de la race, Par Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels

« Il est temps d’analyser cette politique de la race menée en France aujourd’hui par la gauche gouvernementale, comme hier sous un gouvernement de droite. Il ne suffit pas en effet de nommer la race, qui produit une altérité radicale ; il faut comprendre aussi la politique qui, en amont, fait advenir la race. C’est une politique qui justifie de traiter des êtres humains de manière inhumaine sans pour autant se sentir moins humain. Si « les Roms » étaient pleinement humains, alors, il faudrait se conduire à leur égard avec humanité ; mais puisqu’on les traite comme on le fait, et d’autant qu’on le sait, c’est bien qu’ils ne le sont pas tout à fait. Montesquieu avait pareillement démonté la folle rationalité de l’esclavage dans L’Esprit des lois  : « Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. » La déshumanisation des Roms est ainsi la condition nécessaire pour sauvegarder notre humanité malgré ce que nous leur faisons. La race implique une politique, qui lui confère en retour une réalité.

Aborder ainsi la « question rom », c’est renoncer à partir du racisme, ou plutôt accorder à ce mot un statut différent. Nos gouvernants aiment à croire qu’ils ne font que refléter le sentiment des gouvernés ; aussi évoque-t-on volontiers la xénophobie et le racisme populaires, comme si la politique n’y était pour rien. Il importe en réponse de montrer à l’œuvre le « racisme d’en haut », autant que la « xénophobie d’en haut ». Cependant, il ne s’agit pas tant de déplacer le racisme des « riverains » aux « élites » que de décaler la manière d’aborder le problème. Si c’est à juste titre qu’on peut nommer le racisme d’État, ou la xénophobie d’État, il ne faudrait pas en imputer la cause principale aux sentiments racistes des élus ou des bureaucrates. Si l’État est raciste ou xénophobe, ce n’est pas tant au sens psychologique ou idéologique, mais en pratique, indépendamment des intentions, des sentiments et des valeurs de ses agents. Le racisme est l’effet de la race, et non sa matrice. À force de traiter différemment, on fabrique des « autres » ; il faut bien qu’ils le soient, pour qu’on agisse de la sorte – et d’ailleurs, façonnés par cette expérience, ne le deviennent-ils pas ? Ainsi, la politique d’État est raciste d’abord et surtout en ce qu’elle fait la race.

Aujourd’hui, en France, cette politique de la race passe en particulier par une technologie gouvernementale récente qu’on peut appeler « l’auto-expulsion ». Nous traduisons ce concept de l’américain : aux États-Unis, pour lutter contre l’immigration clandestine (estimée aujourd’hui à 11 millions de personnes), la droite républicaine utilise l’idée et la pratique depuis 1994. La Californie adopte alors par référendum la Proposition 187 qui ferme aux immigrés en situation irrégulière l’accès aux écoles et aux hôpitaux publics. Le gouverneur de l’État, Pete Wilson, en explicitait la logique : « S’il est clair pour vous que vous ne pourrez pas avoir de travail, et que votre famille n’aura pas droit aux protections sociales, vous vous auto-expulserez ! » Ce que l’éditorialiste William Safire résumait crûment dans le New York Times du 21 novembre 1994 : « Pourrissez-leur la vie jusqu’à ce qu’ils quittent le pays ! » Certes, on peut en convenir, « la manière la plus économique de changer le comportement est de rendre la vie insupportable dans les conditions actuelles ». Ce conservateur concluait néanmoins : « Une politique publique qui vise à pourrir la vie des enfants n’en est pas moins une abomination. »

L’« auto-expulsion » revient sur le devant de la scène nationale aux États-Unis à l’occasion de l’élection présidentielle de 2012 : Mitt Romney, candidat républicain, en est un fervent défenseur ; et comme on peut le lire sur le blog politique du New York Times le 23 août 2012, le programme de son parti « appelle à renforcer le contrôle des frontières, à s’opposer à “toute forme d’amnistie” pour les clandestins, et à soutenir plutôt “des procédures pour encourager avec humanité les immigrés en situation irrégulière à rentrer volontairement au pays”, soit une politique d’auto-expulsion ». Bien entendu, ce concept doit être pris au sérieux : les lois les plus strictes, en matière d’immigration, s’en inspirent – de l’Arizona à l’Alabama en passant par la Caroline du Sud. L’ironie du mot n’est pas accidentelle : Robert Mackey l’explique sur son blog du New York Times le 1er février 2012, c’est justement en 1994 que la campagne pour la Proposition 187 avait incité deux humoristes d’origine mexicaine, Lalo Alcaraz et Esteban Zul, à lancer « les Hispaniques avec Pete Wilson », représentés par la figure de Daniel D. Portado – un peu à la manière satirique des artistes de rue de la « Manif de droite »...

Système de harcèlement

En France, on ne connaît pas encore de mouvements de « Roms pro-Valls » (ni d’ailleurs, soyons justes, « pro-Sarkozy »). Quant à nos gouvernants, ils n’utilisent pas (encore ?) le mot d’auto-expulsion ; ils en ont toutefois repris la logique à leur compte, sans davantage en percevoir la terrible ironie que leurs collègues républicains aux États-Unis. En effet, c’est ainsi qu’on peut comprendre les pratiques systématiques de harcèlement, tant bureaucratique que policier, à l’encontre de populations roms. Sans doute ne leur sont-elles pas réservées ; par exemple, on les connaissait déjà dans la « jungle » de Calais – et pour les mêmes raisons : à force de tracasseries, il s’agit de décourager les migrants, dans l’espoir qu’ils renoncent et finissent par partir sans qu’il soit besoin de les expulser. Il est toutefois permis de penser qu’on expérimente aujourd’hui sur les Roms des bidonvilles une gamme très large de techniques dont la systématicité définit la technologie d’une gouvernementalité nouvelle.

Il s’agit d’abord, on a commencé à le montrer, des services publics dont ils devraient bénéficier, et dont on les prive légalement (si certains métiers leur sont ouverts, Pôle emploi leur reste fermé jusqu’au1er janvier 2014) – ou pas : outre le ramassage des déchets, dont les collectivités locales ont la responsabilité, on pensera aux inscriptions scolaires, que des mairies refusent en toute illégalité, sous divers prétextes. On pourrait multiplier les exemples : les associations le savent bien, le 115 trouve rarement des places pour les Roms. À Metz par exemple, comme en témoigne un reportage de RTL le 18 janvier 2013, on reconnaît qu’ils ne sont « pas prioritaires ». Plus largement, les résistances bureaucratiques se multiplient, en particulier pour les inscriptions sur les listes électorales qu’encouragent des collectifs de soutien aux Roms avant les municipales de mars 2014... Il est aussi des brimades policières, qui vont des amendes de 100 ou 180 euros (à régler en liquide, faute de leur reconnaître une adresse) pour des vélos auxquels manqueraient plaque d’identification, catadioptre ou réflecteur, jusqu’aux enfants emmenés au poste pour « contrôle d’identité » après avoir été pris en flagrant délit de remplir des bidons d’eau sur la voie publique – sans parler du refus d’enregistrer les plaintes lorsqu’elles émanent de Roms.

Les gestes symboliques ne sont pas moins importants, qu’on interdise officiellement aux enfants de jouer dans les fontaines avec d’autres, au motif qu’ils seraient des manifestants, ou qu’un policier braque son arme sur un petit chien, pour faire peur aux enfants du camp qui l’entourent. Mais au-delà, c’est toute la politique de « réduction » des bidonvilles, bientôt suivie de « démantèlements », qui n’a d’autre rationalité que la finalité inavouée d’auto-expulsion : en effet, loin de régler des difficultés, l’errance imposée aux Roms, dont l’implantation locale est constamment bouleversée, ne peut avoir pour effet que d’empêcher toute vie normale. Les « solutions » de logement qu’on prétend leur offrir, soit quelques jours d’hôtel social, en plus de leur interdire de cuisiner ou de faire la lessive, les éloignent des lieux de scolarisation de leurs enfants, voire séparent les familles. Tout refus de leur part trahirait bien sûr, aux yeux des autorités, un manque de volonté d’intégration.

Mais il y a plus grave encore : lorsqu’un feu éclate dans un camp, est-il jamais question d’enquête pour en déterminer les causes ? Tout se passe comme si la réponse était connue d’avance : ils ne peuvent être qu’accidentels... Certains en rient d’ailleurs, comme Luc Jousse, le maire UMP de Roquebrune-sur-Argens, dans le Var. Le 12 novembre 2013, il raconte au cours d’une réunion de quartier, selon un enregistrement que publie Mediapart : « Ils se sont mis à eux-mêmes le feu dans leurs propres caravanes ! Un gag ! Ce qui est presque dommage c’est qu’on ait appelé trop tôt les secours ! » N’exagérons pourtant pas l’humour de cet édile ; il conclut en effet : « Les Roms, c’est un cauchemar... » Résultat : c’est pour leur sécurité qu’on détruit ensuite les bidonvilles. Le ministre de l’Intérieur vient en visite à Lyon le 13 mai 2013, le jour même d’un incendie qui coûte la vie à trois Roms, deux femmes et un garçon de douze ans. Selon le récit de Libération, « après avoir fait part de sa “profonde tristesse”, Manuel Valls s’est contenté d’indiquer qu’il fallait “poursuivre le travail de démantèlement et d’évacuation des campements de fortune et de squats qui présentent de vrais dangers”. Le ministre a ensuite écouté la colère des riverains, excédés par huit mois de squat face à l’école maternelle de leurs enfants, dans des conditions de sécurité et d’hygiène “inadmissibles” ».

N’allons pas croire pour autant que nos gouvernants ne prêtent pas l’oreille à la détresse qui s’exprime ce jour-là : « On vient ici pour faire une vie, quelque chose, et on a ça : on perd nos enfants », déclare l’oncle de l’enfant mort dans le sinistre. Gérard Collomb, maire socialiste de la ville, le reformule à sa façon : « Il vaut mieux faire en sorte que ces populations vivent dans des conditions meilleures chez elles plutôt que de venir mourir à Lyon »... On voit ici comment fonctionne l’auto-expulsion, qui suppose de créer des conditions insupportables pour ceux que l’on prétend faire partir d’eux-mêmes. Mais pour rendre la vie plus difficile aux Roms en France qu’en Roumanie ou en Bulgarie, on devine qu’il faut mettre la barre très haut. Rendre la vie invivable est sans doute la manière la plus économique de faire partir « ces gens-là » ; c’est aussi la plus coûteuse pour eux – par définition. Reste à apprécier le prix, pour notre humanité, de l’inhumanité qu’il nous faut mettre en œuvre pour les exclure.

Supprimer le mot "race" de la Constitution

Il faut donc partir de la politique de la race pour appréhender la « question rom », et sa singularité dans la « question raciale » en France aujourd’hui. On s’étonnera peut-être : la majorité actuelle ne récuse-t-elle pas le terme même de « race » ? On conviendra certes que le gouvernement de Jean-Marc Ayrault n’est guère engagé dans la lutte contre les discriminations raciales. La Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), supprimée par Nicolas Sarkozy en 2011, n’a pas été restaurée après l’élection de François Hollande : ses missions continuent donc d’être diluées parmi celles du Défenseur des droits. Depuis lors, nonobstant le meeting organisé par le Parti socialiste à la Mutualité le 27 novembre 2013 « contre les extrémismes », ou encore la soirée du 2 décembre au théâtre du Rond-Point « contre la haine », autour de la ministre de la Culture Aurélie Filippetti et de la Première dame, Valérie Trierweiler, on serait bien en peine de nommer quelque action politique menée contre les discriminations raciales. Même l’engagement de lutter contre les contrôles au faciès en demandant à la police de délivrer des récépissés a été rapidement abandonné sous la pression de Manuel Valls.

Il n’en reste pas moins que la gauche gouvernementale est radicalement hostile, sinon à la chose, du moins au mot « race ». François Hollande déclarait ainsi avec solennité à l’intention des électeurs d’outre-mer, le 10 mars 2012 pendant la campagne présidentielle : « il n’y a pas de place dans la République pour la race. Et c’est pourquoi je demanderai au lendemain de la présidentielle au Parlement de supprimer le mot “race” de notre Constitution », dont l’article premier stipule que la République « assure l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Le 16 mai 2013, à l’initiative du Front de gauche, en attendant de toucher à la Constitution, l’Assemblée nationale efface le mot de la législation, quitte à voter avec les députés socialistes un amendement précisant : « La République combat le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Elle ne reconnaît l’existence d’aucune prétendue race. » Comment la gauche gouvernementale, qui récuse le mot avec tant d’ardeur, pourrait-elle mener une politique de la race ?

La solution, c’est de « dépolitiser » la politique. La démarche est familière : en matière économique, nos gouvernants s’abritent depuis longtemps derrière l’Europe et ses contraintes bureaucratiques pour ne pas assumer la responsabilité politique de leur action. De fait, dans ce cas aussi, les élus n’hésitent pas à renvoyer la balle vers les institutions européennes : les Roms n’essaiment-ils pas sur tout le continent ? Il n’empêche qu’il serait délicat de demander à l’Union européenne d’assumer une politique de la race contre laquelle elle s’est définie après la Seconde Guerre mondiale ; tout au plus peut-on raisonnablement attendre qu’elle renonce à protester trop bruyamment. C’est pourquoi la « dépolitisation », pour changer d’échelle, opère à l’inverse : la « question rom » se joue de plus en plus au niveau local. Il est vrai que les problèmes pratiques relèvent plutôt de la responsabilité municipale (l’inscription dans les écoles), ou encore des communautés d’agglomération (le ramassage des ordures). Mais la moindre implication de l’État résulte aussi d’un choix politique.

D’ailleurs, ce n’était pas encore le cas en 2010 : le volontarisme de Nicolas Sarkozy encourageait l’affichage d’une politique d’État. On l’a vu, il organisait une réunion à l’Élysée en juillet sur les Roms et les Gens du voyage. Aujourd’hui, en revanche, l’État reste en retrait : c’est ainsi que le ministre de l’Intérieur a drastiquement réduit les primes au retour. Quant au chef de l’État, il est seulement intervenu en octobre 2013 dans « l’affaire Leonarda », adolescente rom du Kosovo expulsée à l’occasion d’une sortie scolaire – et ce fiasco politique ne devrait pas l’inciter à renouveler l’expérience. C’est un des déplacements qu’on relève entre le « problème de l’immigration » sous Nicolas Sarkozy et la « question rom » depuis François Hollande : le premier servait à manifester le volontarisme présidentiel ; aussi engageait-il l’État en première ligne ; en revanche, la seconde vise à mettre en scène le réalisme gestionnaire dont le président de la République doit faire la démonstration face aux difficultés de tous ordres, quitte à s’incliner devant les exigences qu’impose la réalité du terrain.

Sans doute son ministre de l’Intérieur n’hésite-t-il pas à se mettre en avant ; mais c’est le plus souvent à partir de son expérience de maire. Nul n’oublie son ancrage local dans l’Essonne, qui légitime sa pratique politique. D’ailleurs, ce sont des élus locaux qui le soutiennent le plus : le 28 septembre 2013, en pleine controverse suscitée par les propos de Manuel Valls, seize personnalités socialistes prennent la plume dans le Journal du dimanche pour sa défense ; et tous, de Francis Chouat, son successeur à Évry, à Gérard Collomb, maire de Lyon, s’expriment au nom de leur fonction municipale. Pour eux, l’État ne ferait que répondre à la demande des élus locaux, qui sont eux-mêmes le relais des « riverains ». Ainsi, « à la suite de décisions de justice ou pour des raisons d’ordre public, le plus souvent à la demande des élus de tout bord politique qui, comme nous, relaient les attentes légitimes et parfois l’exaspération des habitants, le ministre de l’Intérieur fait procéder à des évacuations de campements ».

L’invention du "riverain"

Ces maires reprennent à leur compte la rhétorique du ministre. En premier lieu, il faut répondre à la demande de « riverains » qui protestent contre « l’installation illicite aux portes ou au cœur de nos villes, le plus souvent aux abords de quartiers populaires, qui connaissent déjà de nombreuses difficultés, de bidonvilles où vivent des populations d’origine rom. Ce qui n’est pas sans générer des tensions ». Deuxièmement, c’est pour protéger les Roms qu’il convient de les chasser : « Ces campements illicites sont des lieux de misère dans lesquels des hommes, des femmes, des enfants sont en danger car exposés à des conditions sanitaires et de sécurité intolérables. » Troisièmement, ces victimes ne sont pas si innocentes : « Sur ces lieux se greffent la délinquance, les trafics mais aussi la prostitution, l’exploitation de la pauvreté, l’utilisation scandaleuse des enfants, contraints à la mendicité, au chapardage par des réseaux mafieux dont les têtes se trouvent en Roumanie ou en Bulgarie. »

Le sens politique de cette translation de la « question rom » à l’échelle locale est clair. Selon une dépêche Reuters du 4 octobre 2013, « Manuel Valls se sent conforté après la polémique sur les Roms », et d’abord par les sondages qui semblent à chaque fois ratifier sa stratégie de provocation. « “Manuel Valls va continuer à nommer les choses”, insiste-t-on dans l’entourage de l’ancien maire d’Évry, qui voit dans ce discours la réponse à une extrême droite en pleine ascension à six mois des élections municipales. » D’ailleurs, plus que quiconque, il « est sollicité par des élus qui souhaitent son soutien sur le terrain ». Et Manuel Valls répond présent : « Le ministre a le désir d’être utile dans les campagnes locales »... Il n’empêche : chacun se plaît à le répéter, l’élection municipale est locale, et non nationale ; à peine serait-elle politique, à en croire les intéressés, qui ne jurent que par le terrain et la proximité. Autrement dit, ce qu’on voudrait appeler la « municipalisation » de la politique de la race met en scène, de manière très politique, sa « dépolitisation ».

Roms et riverains, une politique municipale de la race

Par Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels
Editions La Fabrique, 225 pages, 13 euros

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