Mediapart : Immigration : Frontex, diplomatie parallèle et business opaque
à propos de "Xénophobie business. À quoi servent les contrôles migratoires ?" par Claire Rodier

À qui profite le verrouillage des frontières ou la construction de murs ? Quelles organisations tirent parti de l’enfermement et de l’expulsion des sans-papiers ?

Les gains électoraux recherchés par les gouvernements mettant en œuvre des politiques sécuritaires sont connus tant l’instrumentalisation du sort des étrangers a été la norme ces dernières années, en France ainsi que dans la plupart des pays européens. En revanche, les motivations économiques et diplomatiques visant à promouvoir des dispositifs brisant la vie de migrants le sont moins.
C’est l’objet du livre de Claire Rodier, Xénophobie business (La Découverte, 16 euros), en librairie à partir de ce jeudi 4 octobre, que de braquer sur elles les projecteurs.

Claire Rodier, "Xénophobie business. À quoi servent les contrôles migratoires ?", Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2012, 200 p., ISBN : 9782707174338.


 par Carine Fouteau

Juriste au Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) et co-fondatrice du réseau associatif euro-africain Migreurop, l’auteur a sélectionné quelques-uns des lieux de pouvoir de ce qui serait un “secteur migratoire”. Elle retrace l’activité du géant mondial de la sécurité, G4S, qui, malgré des scandales à répétition révélés par la presse anglo-saxonne, continue de prospérer en gérant les centres de rétention au Royaume-Uni et les rapatriements d’“illégaux” aux États-Unis.

L’extrait que Mediapart a choisi de mettre en ligne (à lire dans les pages suivantes) concerne une autre instance de marchandisation des frontières, Frontex. Chargée de la surveillance des bordures extérieures de l’UE, cette agence européenne, créée en 2004, a vu son budget passer de 6 millions d’euros en 2005 à 86 millions d’euros en 2011. Financée par les États membres, installée à Varsovie, elle a pour mission de lutter contre l’immigration irrégulière.

Pour cela, elle déploie des forces humaines (des policiers “nationaux”) et techniques (des hélicoptères, des avions, des navires, des radars, des caméras thermiques, des sondes mesurant le taux de gaz carbonique émis, des détecteurs de battements de cœur et bientôt… des drones) en Méditerranée et à l’est de l’Europe. Selon son expression euphémique, elle tente d’« intercepter » les migrants démunis de visa et d’autorisation de séjour afin de les empêcher d’entrer dans l’UE. Elle organise aussi des « opérations de retour conjointes », autrement dit des charters d’expulsés.

Ses interventions, successivement au large des îles Canaries, au sud-est de l’Espagne et des Baléares, à proximité de Lampedusa, en mer Égée et à la frontière terrestre séparant la Grèce de la Turquie, ont eu à chaque fois le même effet : elles se sont traduites par une chute des passages à l’endroit contrôlé mais aussi et surtout par un déplacement des routes migratoires. L’efficacité de ces opérations n’est pas prouvée à long terme, en déduit Claire Rodier qui démontre que derrière ces activités de paravent s’en logent d’autres, plus secrètes, intéressant à la fois les États financeurs, et l’industrie de la sécurité et de l’armement.

Le premier volet est illustré par la signature par Frontex, hors de tout contrôle démocratique, d’accords bilatéraux avec des pays d’émigration. L’objet de cette diplomatie souterraine est, sous couvert de collaboration technique, d’impliquer les États de départ dans la protection des frontières de l’UE. « En sous-traitant les contrôles migratoires aux fonctionnaires d’États qui ne sont pas encadrés par les mêmes obligations que les pays européens en matière de droits fondamentaux, Frontex expose les migrants au risque de voir ces droits violés », regrette l’auteur. Il n’est pas certain que la nomination toute récente, par le conseil d’administration de l’agence, d’un « officier » en charge des droits fondamentaux soit de nature à changer radicalement la donne.

Le second aspect découle quant à lui de son rôle d’acheteur d’équipements répressifs de haute technologie et d’intermédiaire entre l’administration européenne et les industriels spécialisés. Le marché des drones, en pleine expansion, ne peut ainsi que bénéficier d’une fixation des opinions publiques européennes sur les supposées menaces d’invasion. 

Frontex, une agence multifonctions

Vingt-six hélicoptères, vingt-deux avions légers, cent treize navires, quatre cent soixante-seize appareils techniques (radars mobiles, caméras thermiques, sondes mesurant le taux de gaz carbonique émis, détecteurs de battements de cœur…). Tel était en 2010 l’inventaire dressé par l’agence européenne des frontières, Frontex, pour décrire la flotte et le matériel à sa disposition pour mener à bien sa mission : la lutte contre l’immigration irrégulière. Petite armée dont le poste de commandement est installé à Varsovie sous l’autorité d’un général de brigade finlandais, Frontex, depuis sa naissance en 2004, déploie ses forces aux frontières sensibles de l’Europe. Elle est surtout connue pour des missions de surveillance en Méditerranée destinées à empêcher les barques de migrants d’accoster en Grèce ou en Italie, et pour l’organisation d’« opérations de retour conjointes » de migrants, autrement dit de charters d’expulsés. Mais elle a bien d’autres fonctions : l’agence se situe en effet à la croisée des multiples enjeux qui sous-tendent les opérations de lutte contre l’immigration irrégulière.

L’agence Frontex a été créée pour améliorer la « gestion intégrée des frontières extérieures » des États-membres de l’Union européenne. Fruit d’un compromis entre les tenants d’une politique commune de protection des frontières – pour l’essentiel, les pays les plus exposés aux « flux » de migrants venant du Sud et de l’Est – et ceux qui rechignent à voir leur souveraineté restreinte dans ce domaine, Frontex n’a en principe qu’un rôle de « facilitation ». Elle « coordonne la coopération opérationnelle entres les États-membres, les assiste pour la formation des garde-frontières nationaux, effectue des analyses de risques, suit l’évolution de la recherche dans les domaines présentant de l’intérêt pour le contrôle et la surveillance, assiste les États-membres dans les situations qui exigent une assistance technique et opérationnelle renforcée aux frontières extérieures et fournit aux États-membres l’appui nécessaire pour organiser des opérations de retour conjointes », peut-on lire sur le site de l’UE. Rien dans cette définition de ses tâches ne laisse présager que l’agence pourrait être le « bras armé » de l’Europe en matière de contrôle des frontières, d’autant qu’aux termes du règlement qui l’institue, ce sont les États-membres qui restent responsables du contrôle et de la surveillance des frontières extérieures.

Un « bras armé » visible, sinon efficace

Pourtant, en quelques années, Frontex est devenue l’instrument emblématique de la politique de contrôle migratoire de l’Union européenne. Elle est pour cette raison la cible des ONG, qui mettent en cause ses méthodes et s’inquiètent des violations des droits des personnes commises lors de ses interventions ; des activistes européens demandent sa suppression, à l’instar du groupe qui a pris le nom de Frontexplode, tandis que Jean Ziegler n’hésite pas à la qualifier d’« organisation militaire quasi-clandestine ». L’agence, qui se définissait dans son rapport de 2006 comme « un coordinateur communautaire opérationnel fiable et un contributeur pleinement respecté et soutenu par les États-membres et les pays tiers », se donnait deux ans plus tard comme « but de devenir l’acteur central [au soutien d’] une gestion efficace des frontières extérieures de l’UE », avant de revendiquer en 2009 le rôle de « pierre angulaire du concept européen de gestion intégrée des frontières ». L’avalanche de données dont regorgent ses rapports annuels suggère, implicitement ou explicitement, le caractère indispensable de ses interventions : y sont notamment comptabilisés en détail les franchissements illégaux des frontières, les détections d’activité des passeurs et d’utilisation de faux documents, les situations de séjour irrégulier, les refus d’accès au territoire ou encore les expulsions de migrants qu’elle a recensés au cours de la période couverte.

Les premières interventions de Frontex ont eu lieu en 2006, au large des îles Canaries, pour empêcher le débarquement de migrants subsahariens en provenance des côtes sénégalaises et mauritaniennes. L’opération Hera s’appuyait sur un hélicoptère, un avion et quatre navires, fournis par l’Espagne, l’Italie et la France, qui patrouillaient le long de ces côtes pour intercepter les embarcations en partance. Un an plus tard, le ministre de l’Intérieur espagnol se félicitait d’une diminution de l’ordre de 70 % des arrivées de barques aux Canaries : un franc succès pour Frontex, qui ne s’est pas démenti par la suite puisque la source de « migrants clandestins » entrés en Europe via l’archipel canarien était quasiment tarie en 2010. Après Hera en Espagne, d’autres opérations sont venues progressivement fermer les voies alternatives d’accès maritime à l’Europe du Sud. En 2008, Frontex annonçait que l’opération Minerva, mise en place pour protéger le sud-est de l’Espagne et les Baléares, avait fait chuter les arrivées en provenance du Maroc et d’Algérie de 23 % – sans préciser que, dans le même temps, le nombre de migrants ayant traversé la Méditerranée depuis la Libye vers Malte et le sud de l’Italie avait doublé. Poursuivant vers l’est sa pose de verrous sur la frontière maritime, Frontex s’est appuyée, pour l’opération menée en Méditerranée sous le nom de Nautilus, sur l’étroite coopération nouée de longue date entre l’Italie et la Libye en matière de contrôle des migrations. Là aussi, le dispositif s’est révélé au départ efficace : alors que plus de 35 000 personnes avaient débarqué à Lampedusa en 2008, il n’y avait presque plus d’arrivées par mer fin 2009. Mais, de façon assez logique, c’est vers la Grèce que se sont alors concentrées la majorité des entrées irrégulières en direction de l’UE, ce qui a amené Frontex à déclencher une opération maritime de grande ampleur, baptisée Poséidon, pour lutter contre les passages clandestins par la frontière grecque. Là encore, les efforts ont pu sembler payants, puisque l’agence annonçait en mars 2010 une baisse de 60 % des interceptions en mer Égée par rapport à l’année précédente. Mais ce n’était qu’une apparence, car les franchissements irréguliers se sont immédiatement reportés sur les frontières terrestres, notamment celle séparant la Turquie de la Grèce.

Si les opérations menées par Frontex, en verrouillant les points de passage empruntés par les migrants, produisent des effets immédiats, leur efficacité sur le long terme n’est donc pas prouvée. Plus qu’à une fermeture, c’est à un déplacement des routes migratoires qu’on assiste depuis qu’elle a commencé à intervenir au sud de l’Europe. Les évaluations officielles confirment que la sécurisation des frontières est peu dissuasive : dans son rapport annuel sur l’asile et l’immigration pour 2011, une année au cours de laquelle des moyens considérables ont été mis en œuvre par Frontex en Méditerranée, la Commission européenne pointe une augmentation de près de 35 % de « la pression sur les frontières extérieures de l’Union ». Déjà, en 2008, la même Commission européenne présentait comme un succès le fait que, grâce à Frontex, 53 000 personnes aient été arrêtées ou se soient vues refuser l’entrée dans l’UE au cours de l’année précédente. Mais si, comme l’a fait un chercheur dans une étude réalisée pour le Parlement européen, on rapporte ce résultat, d’une part au nombre total d’entrées dans les États-membres au titre de l’immigration pendant la même période (2 millions d’après les chiffres de l’OCDE), d’autre part au nombre de personnes auxquelles les États-membres ont interdit l’accès à leur territoire (800 000 selon les statistiques officielles de l’Union), et si l’on rappelle enfin que, pour bloquer ces 53 000 personnes, l’agence a dépensé 24 128 619 euros en frais opérationnels, on peut légitimement se demander si le jeu en vaut la chandelle. Le décalage entre les moyens qu’elle mobilise et leur faible impact n’est d’ailleurs pas nié par Frontex. Se félicitant que, pour l’opération Poséidon, vingt-trois États-membres aient fourni en grand nombre des hommes, des chiens policiers et du matériel (véhicules, caméras, dispositifs d’imagerie thermique, etc.), son porte-parole affirmait, en mai 2012, que la frontière entre la Grèce et la Turquie était sous contrôle, avec « un niveau de détection des migrants estimé à 90 % », mais que les tentatives d’entrée dans l’Union européenne par la porte gréco-turque n’avaient pourtant pas cessé. Et de s’interroger : « la question est de savoir pourquoi les personnes arrivent si nombreuses ». Bien que pertinente, cette question ne préoccupe visiblement pas la Commission européenne, qui vante, au nombre des « réussites remarquables » de l’année 2011, l’accord politique intervenu au mois d’octobre sur l’élargissement du mandat de Frontex. Malgré les réticences de nombreux eurodéputés – qui rejoignent sur ce point les ONG – quant à la compatibilité du fonctionnement de l’agence avec le respect des droits de l’homme, il a en effet été décidé par les instances européennes de renforcer son autonomie, de lui permettre de constituer son propre équipement et d’augmenter ses ressources.

Il faut croire que, indépendamment de l’efficacité réelle ou supposée de ses interventions, Frontex est utile. La place croissante qu’elle occupe sur le champ de bataille dans cette « guerre » que mène l’Europe contre les migrants, pour reprendre la formule de certaines ONG, ne se limite pas à la visibilité de ses navires en mer Méditerranée ou des écussons étoilés (comme le drapeau de l’Union européenne) sur les manches des garde-frontières qu’elle encadre. Moins connue, la collaboration qu’elle établit avec les polices des pays d’émigration constitue, sous couvert de coopération technique, un relais de la stratégie de l’Union européenne pour impliquer ces derniers dans la protection de ses frontières. Enfin, Frontex est appelée à jouer un rôle central pour la commercialisation des équipements de sécurité dont plusieurs entreprises se disputent le marché dans le domaine de la surveillance des frontières.

Une diplomatie peu regardante

Parmi les missions de Frontex figure la collaboration avec des pays non membres de l’Union européenne. Ce volet peu médiatisé de ses activités joue un rôle non négligeable dans le processus d’externalisation par l’Union de sa politique migratoire, qui consiste à délocaliser ou à sous-traiter les contrôles pour qu’ils soient effectués le plus loin possible des frontières physiques des États-membres et soustraits ainsi au regard de l’opinion et au contrôle des instances parlementaires ou juridictionnelles. Frontex a ainsi conclu des accords avec les pays des Balkans, la Biélorussie, la Moldavie, l’Ukraine, la Russie et la Géorgie et, hors Europe, avec les États-Unis, le Canada, le Cap-Vert et le Nigeria. Plusieurs autres sont en cours de négociation, avec notamment la Mauritanie, la Libye, l’Égypte et le Sénégal. L’énumération parle d’elle-même : si l’on met à part les États-Unis et le Canada, elle dessine le cordon sanitaire dont l’UE cherche à s’entourer pour protéger ses frontières.

À quel prix ? Il existe très peu d’informations disponibles sur les termes de cette collaboration. En principe, la conclusion de traités entre l’Union européenne et des pays tiers est très encadrée, dans un processus qui fait intervenir la Commission européenne, le Conseil (c’est-à-dire les États-membres), le Parlement, ainsi qu’éventuellement la Cour de justice. Mais ces règles ne s’appliquent pas aux accords passés par Frontex. Si l’on en croit le directeur de l’agence, interrogé dans le cadre d’une enquête parlementaire menée par la Chambre des Lords britannique, c’est parce qu’elle n’établirait pas de partenariat avec un pays tiers ou un gouvernement, mais seulement avec les autorités de contrôle aux frontières de ce pays. Il s’agirait donc, à l’entendre, d’un simple « arrangement technique » entre l’agence et des entités administratives ou policières. Ce raisonnement spécieux laisse de nombreuses questions dans l’ombre, notamment celle de la répartition des responsabilités. Mais, surtout, il permet à une agence européenne d’intervenir soit directement, soit par délégation, dans des activités de nature policière hors du territoire de l’Union, avec les dangers que cette délocalisation comporte. Le Parlement européen s’en est inquiété en 2008, en demandant « un renforcement du contrôle démocratique de Frontex par le Parlement [et en invitant] Frontex à informer le Parlement des négociations visant à conclure des accords avec les pays tiers ».

Car, en sous-traitant les contrôles migratoires aux fonctionnaires d’États qui ne sont pas encadrés par les mêmes obligations que les pays européens en matière de droits fondamentaux, Frontex expose les migrants au risque de voir ces droits violés : on pense notamment à des pratiques d’arrestations massives, de déportations, de refoulement et de détention. L’expérience prouve que ces craintes sont loin d’être théoriques : à l’issue d’une enquête menée en 2010 sur le traitement des migrants en Ukraine – pays avec lequel Frontex a conclu un accord –, l’organisation Human Rights Watch rapporte que « les migrants et les demandeurs d’asile, notamment les enfants, courent le risque de subir des traitements abusifs et la détention arbitraire aux mains de la police et des garde-frontières ukrainiens », en déplorant que « les États de l’UE renvoient les gens en Ukraine où ils subissent des exactions ». L’exemple de la Biélorussie, autre partenaire de Frontex, est éclairant : bien que le pays soit potentiellement concerné par la politique de voisinage, mise en place en 2004, de l’Union européenne (un partenariat politique et économique destiné à tisser des relations privilégiées avec ses proches « voisins »), il est entendu qu’il en restera exclu tant qu’il n’aura pas pris « des mesures convaincantes en faveur de la démocratisation, du respect des droits de l’homme et de l’État de droit ». Ce qui n’empêche pas Frontex de travailler main dans la main avec les autorités biélorusses, les impératifs de sa mission prenant le pas sur le respect des droits des migrants. Avec un statut qui l’autorise à s’affranchir des règles de la politique étrangère de l’Union, l’agence permet en outre aux États-membres de mener une diplomatie parallèle dont il est difficile de dire si son champ est circonscrit aux contrôles frontaliers.

Une courroie de transmission bien utile

Depuis 2011, Frontex a la possibilité d’acquérir ou de louer par crédit-bail ses propres équipements (voitures, navires, hélicoptères, etc.) ou de les acheter en copropriété avec un État-membre. Jusqu’à cette date, elle devait compter sur ceux qui étaient mis à sa disposition, sur la base du volontariat, par les pays européens. C’est officiellement pour dépasser cette dépendance contraignante, susceptible d’entraver sa réactivité, qu’elle a vu renforcer sa capacité d’initiative et le budget correspondant. Mais l’octroi de ces nouvelles prérogatives ne répond probablement pas à ce seul souci. Il conforte la position de Frontex au cœur d’un système qui associe les industriels du secteur de la sécurité à l’administration européenne. Depuis sa création, l’agence est partie prenante de plusieurs forums consacrés à la sécurisation des frontières et, au-delà, aux dispositifs de prévention contre les menaces qui visent l’Union européenne. Elle a, en particulier, été l’un des principaux protagonistes du Forum ESRIF (Forum européen de la recherche et de l’innovation en matière de sécurité) qui, entre 2007 et 2009, a rassemblé les acteurs de l’offre et de la demande en matière de technologie sécuritaire. Frontex y animait un groupe de travail rassemblant vingt agences d’État et quatre-vingts représentants des grands groupes qui se partagent le marché dans ce domaine.

On rencontre aussi Frontex dans les foires et salons où les professionnels de l’armement, de l’aéronautique et des technologies avancées exposent leur matériel, et son directeur participe régulièrement à des colloques et séminaires qui réunissent militaires et policiers, industriels, ainsi que représentants des ministères concernés et des institutions européennes. C’est le cas des rencontres organisées par le SDA (Security ans Defence Agenda), think-tank bruxellois composé de représentants de l’OTAN et de l’UE, de gouvernements et de parlements nationaux et de l’industrie (tous ces membres étant également des financeurs), ainsi que des universitaires et des médias. Dans ces enceintes où se tissent les liens entre les bailleurs de fonds et les entreprises, Frontex occupe une place stratégique : financée par les premiers, elle est courtisée par les secondes, qui ont tout intérêt à son développement et à son autonomisation. L’agence répond donc à leurs attentes. Son budget a connu une croissance exponentielle, passant de 6 millions d’euros en 2005 à 86 millions d’euros six ans plus tard. Encore ne s’agit-il là que d’une base : en septembre 2011, le Parlement européen a voté un complément de 43,9 millions d’euros au budget 2011 « en raison d’une augmentation considérable des activités opérationnelles de l’agence » ; mieux encore, dans le cadre du « Programme européen pour la protection des infrastructures critiques », lancé en 2004 pour prévenir les risques liés au terrorisme, au crime en général et aux catastrophes naturelles, Frontex s’est vu doter, pour la période 2007-2013, d’un budget de 285 millions d’euros au titre d’un sous-programme ayant pour objet la « solidarité et la gestion des flux migratoires ».

La création d’Eurosur, un système européen de surveillance des frontières destiné à renforcer les contrôles aux frontières extérieures de l’espace Schengen par l’interconnexion des outils de surveillance des États-membres de l’UE, devrait asseoir encore un peu plus la position de Frontex. En gestation depuis 2008, officiellement créé en 2012, Eurosur instaure un mécanisme permettant aux États d’échanger des informations opérationnelles afin d’améliorer leurs capacités de réaction en cas de menace à leurs frontières. Frontex s’est vu confier l’administration du réseau central de communications mis en place à cette fin. Travaillant en étroite collaboration avec le Centre satellitaire de l’UE, l’Agence européenne pour la sécurité maritime et Europol, Frontex est chargée de fournir un service pour l’application commune des outils de surveillance en s’appuyant sur les programmes spatiaux européens. Elle est censée utiliser son propre budget pour cette mission. Mais elle peut bénéficier, en cas de besoin, d’une aide complémentaire du Fonds pour la sécurité intérieure. Et des fonds alloués par le septième programme-cadre européen de recherche et développement (FP7, pour frame-program), qui couvre la période 2007-2013, sont également mobilisables pour soutenir le dispositif.

Ce programme constitue le principal instrument de financement de la recherche communautaire à l’échelon européen. Des subventions y sont distribuées, sur la base d’appels à propositions, pour cofinancer des projets de recherche, de développement technologique et de démonstration. En son sein, le volet « coopération », qui vise à favoriser l’émergence de « projets menés par des consortiums transnationaux constitués d’entreprises et de milieux universitaires », représente les deux tiers du budget total (qui s’élève à 50 milliards d’euros) et inclut une ligne dédiée à la sécurité. Outre la protection des frontières, celle-ci recouvre la protection des communications, la prévention des crises et catastrophes naturelles, l’encadrement des événements internationaux, la prévention du terrorisme, la surveillance d’Internet, le développement nanotechnologique et biométrique, etc. Autant d’objectifs qui nécessitent du matériel de pointe, la plupart du temps issu de l’industrie de l’armement. Via le programme FP7, cette dernière bénéficie de la manne européenne pour procéder à des investissements lourds dont les retombées dépassent probablement le cadre strict des projets officiellement financés. Dans un contexte de compétitivité qui s’explique tant par le montant des sommes en jeu que par la relative étroitesse du marché, la présence « dans la place » d’interlocuteurs familiers se révèle un atout indispensable. Frontex est par conséquent doublement utile : en tant qu’acheteur, puisqu’elle dispose d’un budget propre à cette fin. En organisant, à la fin de l’année 2011, des démonstrations en vol des drones dont elle a l’intention de s’équiper pour mieux lutter contre l’immigration irrégulière, l’agence a ainsi donné un coup de pouce prometteur au marché européen du véhicule aérien sans pilote. Mais elle est aussi une irremplaçable courroie de transmission, en mettant en relation les industriels en quête de financement pour la recherche et la réalisation du matériel de surveillance, qu’elle pratique de longue date, avec les décideurs institutionnels.

En quelques années d’existence, Frontex, figure symbolique sinon « efficace » de la fermeté européenne face aux migrants, aura su imposer son rôle d’agent diplomatique en sous-main pour les États-membres de l’UE et d’entremetteur incontournable pour la passation de marchés fort rentables. Qu’importe, par conséquent, si sa mission de garde-frontières, dont le coût humain et financier s’accroît chaque jour, est d’une efficacité très relative, dès lors qu’elle sert de paravent à d’autres objectifs.

Drones : les contrôles migratoires au service de l’industrie guerrière

L’expansion de Frontex constitue un tremplin pour le développement du marché civil des drones. En vue d’intégrer cet outil de surveillance aérienne dans sa flotte, Frontex a organisé à l’automne 2011 des démonstrations en vol pour permettre à l’américain Lockheed Martin, à l’espagnol Aerovision associé au français Thales, puis à l’israélien IAI (Israel Aerospace Industry) de promouvoir in situ l’efficacité de leurs systèmes respectifs. Plusieurs grandes catégories de drones se distinguent par leur taille et leur poids (le plus petit, un modèle israélien, a la forme d’un papillon, pèse moins de vingt grammes et inclut une caméra et une carte mémoire), leur autonomie de vol et leur capacité à résister aux intempéries. C’est au modèle intermédiaire, pouvant voler entre huit et dix-huit heures autour de 10 000 mètres d’altitude, qu’appartiennent le Héron israélien et le Fulmar franco-espagnol, en compétition pour séduire Frontex. Le premier peut se targuer d’être déjà utilisé par dix-huit clients dans le monde, dont la police brésilienne, les douanes australiennes et la garde civile espagnole. Le second compte parmi ses états de service la surveillance du détroit de Malacca, haut lieu stratégique situé entre l’Indonésie et la Malaisie, l’une des voies maritimes parmi les plus fréquentées au monde et par conséquent l’une des plus sujettes aux actes de piraterie.

La dimension militaire reste certes le principal pôle pour les fabricants de ce petit véhicule volant léger, sans équipage, télépiloté ou programmé : les États-Unis utilisent les drones en Irak, au Pakistan et en Afghanistan, l’Inde s’en sert pour observer les mouvements de l’armée chinoise, l’Iran en a équipé toutes ses régions frontalières, la Turquie, pour déjouer les attaques du PKK (parti d’opposition kurde), les a déployés à sa frontière avec l’Irak où en seraient situées les bases arrière, Israël y a recours sur le front libanais comme à Gaza… En 2008, un recensement faisait état de plus de cent entreprises fabriquant des drones, dont presque la moitié aux États-Unis. Une quarantaine de pays en sont équipés, et selon les spécialistes du secteur, le marché du drone, estimé à environ 3 milliards de dollars en 2009, devrait décupler d’ici 2020. La surveillance des déplacements de migrants pourrait compter pour beaucoup dans ce développement spectaculaire.

L’utilisation des drones à des fins non militaires date du milieu des années 1990 : surveillance d’incendies et de dégazages sauvages en mer, recherche de survivants après des catastrophes naturelles, relevés cartographiques, épandage dans les zones agricoles font partie des applications les plus fréquentes. À la même époque, ils ont fait leur percée dans la surveillance des frontières. Dès 1998, l’Autriche y avait recours pour survoler celle qui la sépare de la Slovaquie, avant l’intégration de ce pays au sein de l’Union européenne. Plus tard, la Suisse s’est équipée de drones pour combattre la criminalité organisée susceptible de s’infiltrer depuis la France. Depuis 2009, l’Algérie a acquis des drones de reconnaissance auprès de sociétés allemandes, chinoises et sud-africaines afin de lutter, à sa frontière sud, contre la menace terroriste et les trafics de drogue et d’armes.

Mais la lutte contre l’immigration irrégulière a d’évidence dopé le secteur. Sans surprise, c’est à la frontière entre les États-Unis et le Mexique que les drones ont fait leur apparition sur ce nouveau front. En 2005, le Customs and Border Protection Service (service des douanes et de la protection des frontières) y a inauguré le premier, un modèle Predator B de la société General Atomics. Un an plus tard, quatre drones supplémentaires, équipés de radars et de caméras infrarouges, étaient en activité entre le Nord Dakota et l’Arizona. En 2010, le président Obama demandait au Congrès américain de débloquer 500 millions de dollars pour l’acquisition de nouveaux drones en même temps que le recrutement de garde-frontières : c’est désormais toute la longueur de la frontière mexicaine qui est sous surveillance aérienne télécommandée. Sans toutefois, comme on l’a vu, que les résultats soient à la hauteur de l’investissement.

Si les fabricants américains détiennent le leadership du marché du drone, Israël vient juste derrière, avec une quinzaine de modèles très performants, dont les deux principaux constructeurs, Elbit Systems et IAI, se partagent pour l’essentiel la paternité. Le savoir-faire israélien leur a procuré de nombreux clients un peu partout dans le monde. Le remplacement, prévu pour 2015, de la flotte de drones de l’armée suisse, qui sont aussi utilisés par les garde-frontières et la police, devrait bénéficier à l’une ou l’autre de ces entreprises.

L’industrie du drone est caractéristique d’un processus de transfert de la technologie militaire vers des usages civils qui permet aux fabricants d’armement de profiter des financements de la recherche dans ce domaine pour développer leurs capacités. Au sein du septième programme européen de recherche et de développement technologique (FP7, qui couvre la période 2007-2013), le volet qui concerne la sécurité, doté de 2,83 milliards d’euros, n’est pas censé servir des objectifs militaires. Il est en principe réservé à des projets qui, selon les responsables de l’Union européenne, peuvent être classés comme « civils » et « non létaux ». Mais la complexité des montages associant des organismes privés et publics de recherche aux industriels en pointe dans le secteur, comme la proximité des débouchés – le Predator B américain utilisé à la frontière mexicaine pour surveiller les migrants a un tableau de chasse fourni au Pakistan : un millier de talibans ou supposés tels y ont été tués entre 2006 et 2009 –, favorise la porosité entre les applications civiles et militaires. Coup double pour les marchands d’armes : nouveau créneau pour la technologie de la sécurité, la lutte contre l’immigration clandestine vient aussi soutenir le développement de l’industrie guerrière.


voir aussi :

Medias - Libération - Liberation « Des frontières qui servent à générer des profits financiers et idéologiques »

 

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