Le prix littéraire de la Porte Dorée
C’est en 2010 que le Prix Littéraire de la porte Dorée a été créé par l’équipe de la Cité de l’Histoire de l’Immigration. Il s’agissait, dans le prolongement des activités de la Cité, de célébrer la littérature qui nous interpelle souvent et avec pertinence sur ces mouvements de populations -ou individuels- qui sont les migrations : “L’exil, qu’il soit volontaire ou imposé, intime, économique ou politique, marque la littérature et l’enrichit de nouvelles odyssées. Les souffrances et les angoisses, les découvertes et parfois le sentiment de libération liés à l’éloignement de la terre natale sont sources de créativité et d’inspiration littéraires. Ces récits nous ouvrent des horizons en nous permettant de voir "entre les frontières"…”. Le prix littéraire de la Porte Dorée
Jusque dans nos bras *Prix 2010
La première année c’est une très jeune écrivaine,
Alice Zeniter
, qui obtient le Prix pour son livre Jusque dans nos bras, éd. Albin Michel. Elle nous raconte l’histoire d’une jeune fille mi-algérienne, mi-française, bien sous tous rapports, engagée contre toutes les formes de racisme qui va faire un mariage blanc avec son copain de maternel
Mad
, un Malien qui à chaque fois qu’il doit renouveler ses papiers soufre des tracasseries administratives !
L’originalité et la vivacité de son écriture lui ont valut l’honneur d’ouvrir ainsi un prix qui mérite d’être connu et diffusé. Auteurs venus d’ailleurs ou pas, qui racontent une histoire, construisent une fiction à partir de ce matériau qui est l’exil, la transplantation, la séparation avec leur histoire, “l’abandon” de leur famille et de leur terre qui, à leur tour l’abandonnent en le laissant partir.
Depuis, l’intérêt et l’audience de ce Prix semble se confirmer, notamment grâce à l’animation d’
Elisabeth
Lesne
qui organise tout le long de l’année un Café littéraire dans la médiathèque du Musée. Le lauréat de cette année, résume bien la singularité de ce prix littéraire : “... une tentative fragile et généreuse d’ajuster les cadrans de notre perception de l’Autre et de l’Ailleurs. C’est un prix courageux et ainsi l’un des plus désirables que je connaisse. Il sélectionne des livres le plus souvent hors des sentiers courus, des langues rabâchées. Il n’a pas peur de sa subjectivité, de son engagement. Il est politique dans le meilleur sens du terme”.
Georgia * * Prix 2014
C’est un premier roman qui a été élu en 2014 par le jury de la Porte Dorée. Un slameur et poète, chroniqueur radiophonique,
Julien Delmaire
nous offre avec Georgia une magnifique écriture toute en liberté et en créativité. On sent bien la capacité de l’auteur à nous gratifier d’images multiples dont son expérience de slameur l’a sûrement enrichi.
A travers l’histoire de
Venance
, immigré Africain, sa rencontre avec
Georgia
,étudiante aux Beaux-Arts, et le monde qui les entoure, dont ils sont à la fois acteurs et spectateurs, nous découvrons ce que nous ne voyons pas ou plus exactement, ce que nous croisons sans nous apercevoir ousans savoir regarder.
Nous nous attachons à
Venance
dans sa capacité à se mobiliser dans la vie qu’il crée, qu’il s’invente ici, toujours en arrière fond la permanence de ce qu’il a quitté, qu’il continue a nourrir dans sa tête et dans ces transferts d’argent. Et
Georgia
nous émeut par son mystère, ses silences, ses gestes qui nous découvretoute sa détresse, sa quête, sa détermination à rester libre, indépendante, sans attaches et combien prisonnière. Leur rencontre est la “passion” de deux solitudes qui s’apprivoisent, progressivement, jusqu’au moment de l’impossible amour, et rompre sans querelle mais dans la violence du milieu qui les contraint, à travers le personnage de
Samba
, compagnon de jeu de l’enfance de
Venance
, devenu caïd le temps de se faire construire au pays l’hôtel touristique dont il rêvait.
Le drame advient et c’est
Diallo
, le copain du pays, militant ici, activiste pendant la grève de la faim des sans-papiers, “terminée dans le chaos, les grévistes avaient été hospitalisés de force, dispersés aux quatre coins du département ...”, Il l’exprime dans sa colère “Il était prêt à déchirer tous les sourires Banania des murs de France. Il n’irait pas au travail ce soir, ni demain, il fallait que cela cesse, que tout cesse. Il mit son poing contre ses dents et l’âcreté du sang acheva de le convaincre : il devrait se battre encore.” (pg 239)
*** Deux de mes préférés
Le jury avait sélectionné huit livres. Je n’ai pas eu l’occasion de tous les lire et j’insère la liste dans un commentaire, ainsi que le nom des membres du Jury. De tous les ouvrages sélectionnés,outre Georgia que j’ai lu après le Prix, j’ai beaucoup aimé deux autres livres. Très différents, qui m’ont ému par leur histoire et dont j’ai apprécié la construction littéraire et la force du récit de Feu pour Feu, ainsi que la qualité des dialogues et de l’enjeu autour du pouvoir familial, davantage symbolique que réel du “padre”, dans Un homme, ça ne pleure pas.
**** Feu pour feu
C’est un court roman que
Carole Zalberg
nous a proposé avec Feu pour Feu, dans la belle collection d’Actes Sud, "un endroit où aller".
L’auteure nous livre deux récits. L’un, comme une lettre d’un père à sa fille. Elle est mineure, et se trouve en prison. Il décrit leur voyage comme une épopée, sans fioritures, précis, concis, l’essentiel : leur périple, traversant mil dangers, pour fuir le massacre de leur village africain. Père et enfant,
Adama
dans sa toute petite enfance viennent se réfugier dans le “Continent Blanc” et lui a l’espoir de sa réussite après tant de détresse, de malheurs et des solidarités fortes trouvées sur son chemin. L’autre récit, qui s’entremêle avec la lettre du père, ce sont extraits des paroles, peut-être des déclarations d’
Adama
, dans sa langue ado, de la cité, pour expliquer, pour s’affirmer, pourse reconnaître dans l’horreur dont elle a été une des protagonistes, un des bourreaux sans le vouloir ou en tout cas sans comprendre où cela pourrait l’amener.
J’ai été ému, plusieurs fois tout au long de ce conte de la vie qui va. De ce que “le bien et le mal” peuvent nous apprendre dans la douleur et la souffrance d’une telleforce de vie et de courage du Père et tant de désespoir, d’incertitude, d’incrédulité de la fille. Elle est confrontée au dérisoire d’une affaire mi-amoureuse, mi-vengeresse dans la loi du groupe, du clan crée par son cercle de filles dans l’insouciance qui était pour elles l’honneur et le désir d’un autre avenir, sans trop savoir définir lequel.
On se souvient de cet affreux fait-divers en septembre 2005 à L’Hay-les-Roses (94). Trois jeunes filles par dépit et pour punir une rivale, mettent le feu à sa boîte aux lettres. Le feu a été rapidement maîtrisé, sans s’étendre aux étages. Néanmoins une fumée toxique a envahie l’escalier de l’immeuble causant la mort de dix-huit personnes dont trois enfants. Quand on souligne trois enfants, c’est comme si on aggravait le chiffre des victimes, et dans l’occurrence, des victimes si proches de l’âge des agresseurs.
Rien ne nous est dit du fait-divers qui est pourtant tout le temps présent. Mais c’est quand elle est séparée de lui, de l’autre côté des murs, que le père raconte, lui raconte le chemin chaotique, le parcours d’aventure périlleuse et la croyance d’aboutir. Sa “lettre” nous donne à voir le drame du lieu de départ, la dureté du lieu d’accueil, fait de méfiance, de mépris, d’exclusion. Dans les digressions du père il nous décrit combien il s’est battu pour sa fille pour qu’elle reste auprès de lui, combien il l’a aimé dans les faits et gestes pour la faire grandir et combien aujourd’hui il attend encore : “Tu n’étais jamais loin mais je t’avais perdue. Et toi, j’en suis convaincu, tu sens que vous êtes prises vous aussi dans le feu meurtrier. Mais qui vous plaindra à part vos pères et vos mères ? Et bien sûr nous aussi nous serons jugés et maudits” (pg 66).
Le livre de
Carole Zalberg
nous émeut par cette voix pleine de détermination pour courir, braver tous les pièges, bâtir sur les routes le passage fantasmé d’un avenir à conquérir par la conviction de l’engagement d’un père pour une autre vie pour sa fille. Elle nous le décrit avec une écriture fine, essentielle, sans jugement, juste dans la brèche qu’en liberté le lecteur s’accordera.
***** Un homme, ça ne pleure pas
La famille comme scène littéraire. Oui, on connaît, source intarissable de romans, de contes, de récits, de témoignages, d’histoires de vie... Tout dépend du comment ça s’exprime, comment ça se fabrique et prend forme.
Faïza Guène
nous raconte celle des
Chennoun
installés du côté de Nice. Lui, le “padre” comme l’appellent ces enfants, un modeste mais attentif cordonnier et chiffonnier des vieilles choses, qu’il ramasse car ça peut toujours servir, une maman décrite comme la “mère-pieuvre aussi aimante qu’envahissante” et les enfants
Dounia, Mina et Mourad
.
C’est lui, le petit dernier, qui nous parle de la famille, de son bouleversement avec le départ-émancipation de
Dounia
un 11 septembre 2001, du mariage de
Mina
dans la tradition et l’obéissance familiale, de son poste de jeune professeur-stagiaire de français au lycée Courbet à Montreuil et des suites de l’AVC de son père. Celui qui lui a transmis, qui lui a laissé pour héritage un mot d’ordre, “un homme, ça ne pleure pas” qui l’a marqué pour toujours. Disons que cela reste encore aujourd’hui une injonction paternelle pour tous les garçons, quelque soient les latitudes, les croyances ou la configuration des fratries...
Mourad
nous décrit avec finesse, délicatesse et beaucoup de tendresse les “travers” de ses parents. Qui l’insupportent parfois, lui font presque honte, qu’il affrontera autant qu’il l’assumera dans sa façon de l’entendre, sans rupture frontale et sans vraie acceptation. C’est ce qui lui permettra de reprendre contact avec
Dounia
, auto-exclue de la famille, brillante réussite de la politique d’intégration, présidente de l’association “Fiers et pas connes”, auteure d’un livre “Le prix de la liberté”, où elle décrit son combat pour s’émanciper d’une famille traditionnelle avec toutes les projections que les clichés bien rodés justifient la mise à nu publique, au nom d’un nouveau féminisme, celui de la deuxième génération.
Avec beaucoup de talent, l’auteure nous offre des pages savoureuses, pleines d’humour, grinçant parfois, sur la dichotomie de la fratrie. Une
Dounia
, militante, peu tolérante et ambitieuse (elle a tout de même décroché un ancien ministre). L’enfant du milieu,
Mina
l’autre sœur, bonne mère de famille qui a toujours eu beaucoup de tendresse pour les personnes âgés et a trouvé le boulot qui correspond, tout en élevant ses deux garçons et une fille, avec un mari attentif et garçon du bled. Et
Mourad
, en équilibre entre “tradition et modernité” (ou l’image qu’il s’en fait), qui va peut-être réussir à intéresser tant soi peu
Medhi Mazouani
, la “terreur” du bahut, craint par tous les profs mais qui suscite un regard et une attention différente chez ce jeune prof, qui apprend en même temps le métier, la transplantation entre Nice et le 9-3, la médiation et peut-être l’amour avec une fille, que sa mère n’aimera jamais. Nous faisons connaissance avec son cousin
Miloud
, qui l’héberge à Paris, dans la demeure d’une riche femme avec qui il joue au petit gigolo du moment.
Le syndrome de Babar
Il tenait beaucoup aux albums Babar de son enfance, restés dans le cabanon du “padre” que sa sœur est en train de trier. Il les propose pour les enfants de
Mina
. Mais il n’en est pas question pour elle de lire à ses gosses une histoire à la gloire du colonialisme, “unevieille dame blanche qui apprend les bonnes manières à un éléphant ? Du jour au lendemain, il se met à marcher sur deux pattes, à porter des costards trois-pièces, à conduire une voiture, pour finalement retourner dans la jungle et imposer son nouveau mode de vie à toute sa tribu d’éléphants...” La remarque de
Mina
, tout à fait dans la norme familiale, lui donne à réfléchir. Dans un repas mondain chez le ministre, petit-ami de
Dounia
, et après quelques échanges vifs,
Mourad
lui sort le “syndrome de Babar”, qui illustre la question, ou une de ses formes d’approche, de l’intégration.
C’est que
Mourad
l’a vécu, l’a observé et l’entend aujourd’hui dans son milieu scolaire “Ce que je trouve choquant, c’est cette contradiction... Je veux dire, pour être français à part entière, il faudrait pouvoir nier une partie deson héritage, de son identité, de son histoire, ses croyances, et même en admettant qu’on y arrive, on est sans cesse ramené à ses origines... Alors à quoi bon ?”
Sans avoir l’air,
Faïza Guène
nous invite à travers un beau roman, classé "tout public", à une réflexion sur les enfants d’immigrés qui, dans trois destinées nous engage à questionner les idées reçues et les certitudes de tous horizons.
* * *
Je ne sais pas si “livres des vacances” a un sens ici. Mais à coup sûr, livres pour mieux comprendre là où nous sommes et regarder autrement autour de nous ! C’est aussi une autre façon d’approcher l’activité du Musée de l’Histoire de l’Immigration à la Porte Dorée.
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