« Notre France », par Farouk Mardam Bey, Edwy Plenel et Elias Sambar

Dimanche 25 septembre, le Festival de Mediapart se termine par la présentation en avant-première de Notre France, en librairie le 5 octobre. Cette conversation à trois, menée en compagnie de mes amis Farouk Mardam Bey et Elias Sanbar, est une façon de montrer à tous ceux qui avilissent la France, par la haine et le repli, que nous ne les laisserons pas faire.

 Notre France


 


Farouk Mardam Bey,

Edwy Plenel,

Elias Sambar


 


Sindbad chez Actes Sud


 


20 euros


 


publication : 5 octobre 2011
I. Trois déplacés

II. La France d’avant la France

III. L’arrivée au pays rêvé

IV. Les années de bascule

V. Rencontres remarquables

VI. Regards politiques

VII. Paysages, goûts et saveurs

VIII. Eloge des différences... et des ressemblances

Epilogue. - Six mois après

Cette conversation de résistance est une idée de Farouk et Elias, qui m’y ont associé. Deux Français « d’origine étrangère », selon le vocable discriminant ravivé sous cette présidence – nés hors France et ayant aujourd’hui des papiers d’identité français – y confrontent, par le récit de leurs itinéraires, leurs passions, rencontres et visions françaises avec celles d’un Breton d’outre-mer, né en France mais ayant grandi ailleurs.

Editeur de ce livre dont il est l’un des co-auteurs, Farouk Mardam Bey est né à Damas, en Syrie. Il a travaillé comme conseiller culturel à l’Institut du Monde Arabe et dirige la collection Sindbad chez Actes Sud. Il est arrivé en France en 1965. Longtemps rédacteur en chef de la Revue d’Etudes Palestiniennes, Elias Sanbar est actuellement ambassadeur de la Palestine à l’Unesco. Né à Haïfa, il vit France depuis 1969. Pour ma part, j’ai vécu en Martinique et en Algérie avant de m’installer à Paris en 1970.

Enregistrés et transcrits en octobre et novembre 2010, nos échanges ont été réécrits par les trois auteurs en mai et juin 2011. Plutôt que de les actualiser en fonction des événements considérables qui secouent le monde arabe, nous avons décidé de leur garder leur teneur première, qui interroge et interpelle la France. Mais un épilogue à trois voix, qui souligne combien l’événement révolutionnaire arabe fait écho aux inquiétudes et aux espérances qui nous animent, a été rédigé et ajouté, au début de l’été, juste avant de mettre sous presse.

A l’heure de la résistance entêtée du peuple syrien, dont Farouk Mardam Bey suit avec passion chaque instant, et de la reconnaissance de l’Etat de Palestine, à laquelle n’a cessé d’œuvrer Elias Sanbar, je vous invite vivement à venir nous rencontrer dimanche prochain (17h30, Maison des Métallos, 94 rue Jean-Pierre Timbaud, Paris 75011). D’ici là, je vous présente ci-dessous le plan du livre, suivi de ma première intervention, en ouverture de cette conversation complice avec deux amis dont vous découvrirez qu’ils m’ont paru, souvent, bien plus français que je ne le suis…

Edwy Plenel

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Edwy Plenel : Tissé par l’amitié, ce livre est né d’un refus. Refus d’une France du repli et du déclin, habitée par la peur du monde et de l’étranger. Ou plutôt refus de cette haine de la France telle qu’elle est et telle qu’elle vit – autrement dit telle qu’elle souffre et telle qu’elle désire, entre inquiétude et espérance – qui anime les discours racistes et inspire les mesures xénophobes aujourd’hui à l’œuvre, hélas, dans les hautes sphères du pouvoir de notre pays.

Irrationnelles et délétères, la haine et la peur ne se raisonnent pas. Elles peuvent, au mieux, se dépasser et se conjurer par ces dynamiques et ces solidarités qui élèvent et réveillent, comme l’on s’échapperait d’un marécage ou comme l’on sortirait d’un cauchemar. Des imaginaires de fraternité, des horizons de liberté, des lignes de fuite et des échappées belles. Tel est l’ambition de cette conversation à trois : relever la France de ce moment qui l’abaisse et la contredit.

Nos itinéraires sont différents, mais nous avons les mêmes papiers d’identité et sommes tous les trois officiellement français. Nés aux lointains d’un Orient proche, Elias et Farouk, vous avez désiré la France comme un achèvement du monde. Né en France mais ayant grandi dans les ailleurs de son histoire coloniale, j’ai rêvé le monde comme un dépassement de la France. Or ce qui nous réunit aujourd’hui, c’est l’inquiétude partagée d’une rupture de ce lien entre la France et le monde dont nous sommes, comme bien d’autres de nos compatriotes, à la fois les produits et les témoins. Et l’envie, en réponse, de dire notre France, cette France tissée d’ailleurs et de lointains qui, en vérité, est au plus près de la France réelle, de ses mémoires plurielles et de ses héritages multiples, de sa diversité et de sa richesse.

« Qu’est ce qu’être français ? » J’ai toujours eu beaucoup de mal à répondre à la question ainsi formulée. Je peux dire quelle idée j’ai de la France, quelle idée j’ai du monde, quelle expérience j’ai de l’une et de l’autre, je peux raconter un parcours, et chacun d’entre nous va le faire, mais je ne sais pas définir ce que serait une identité nationale au singulier, épinglée, encagée et étiquetée comme le serait un papillon de collection, ainsi sortie de tout contexte historique, de toute histoire particulière, de tout itinéraire singulier.

Pourquoi ? Tout simplement parce que je ne crois pas qu’il y ait une identité française qui puisse ainsi se réduire à une formulation unique et univoque. Parce que cette identité, la nôtre, dans la diversité de notre peuple, est justement faite de mouvements et de déplacements, de passages et d’évolutions, de croisements et de rencontres. Bref, tout le contraire de la fixité et de l’immobilité – le pluriel plutôt que l’un, le divers plutôt que le même.

C’est ce que ce Mediapart avait proclamé, fin 2009, lors du prétendu débat sur l’identité nationale dans un appel, largement signé (d’Olivier Besancenot à Dominique de Villepin) et intitulé « Nous ne débattrons pas », qui disait notamment : « Affaire publique, la nation ne relève pas de l’identité, affaire privée. Accepter que l’Etat entende définir à notre place ce qui nous appartient, dans la variété de nos itinéraires, de nos expériences et de nos appartenances, c’est ouvrir la porte à l’arbitraire, à l’autoritarisme et à la soumission. La République n’a pas d’identité assignée, figée et fermée, mais des principes politiques, vivants et ouverts. C’est parce que nous entendons les défendre que nous refusons un débat qui les discrédite. Nous ne tomberons pas dans ce piège tant nous avons mieux à faire : promouvoir une France de la liberté des opinions, de l’égalité des droits et de la fraternité des peuples. »

Tel est donc notre point de départ : illustrer le mouvement, défendre le déplacement, tisser ensemble cet imaginaire commun de l’ici et de l’ailleurs, du très proche et du plus lointain. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage », cette phrase de Montaigne dans ses Essais pourrait nous servir de fil conducteur, tout comme cette autre, du même, pourrait valoir feuille de route : « On dit bien vrai qu’un honnête homme, c’est un homme mêlé  ». Nous allons croiser nos passages et donner à voir ce qu’ils ont mêlé en nous. Par où sommes-nous passés ? De quoi sommes-nous les passeurs ?

Confronter nos cheminements, c’est aussi raisonner en résonance, dans l’écho intellectuel des expériences personnelles. Car cette question du déplacement – entre pays, histoires, régions, lieux et espaces, paysages et nourritures, etc. – recouvre une interrogation vitale qui ne se réduit pas à l’anecdote de parcours géographiques ou culturels. Se déplacer, ce n’est pas forcément bouger dans l’espace, c’est d’abord se mouvoir en esprit. Quand, dans son fameux Abécédaire, le philosophe Gilles Deleuze, qui fut un de tes grands amis, Elias, définit le sens pour lui du mot « Gauche », il répond que c’est regarder au-delà du coin de la rue, au-delà de son quartier, au-delà de son environnement immédiat, bref que c’est se préoccuper de l’autre et du lointain, de l’éloigné ou de l’étranger, du différent et du mystérieux. Oui, le déplacement, et son corollaire, la relation, est une question éminemment politique – l’envers des fixités mortifères et des clôtures guerrières.

Pourtant les déplacements qui nous conduisent aujourd’hui à échanger et converser autour de la France que nous aimons ne se ressemblent pas. Ils sont même profondément dissemblables puisque fruits, pour vous deux, d’un exil par rapport à vos pays de naissance – Palestine pour Elias, Syrie pour Farouk –, tandis que, dans mon cas, ils sont nés de l’envie de mes parents de quitter – pour la Martinique, puis pour l’Algérie – l’Hexagone où j’avais vu le jour. Mais nous verrons en chemin que ces parcours inversés sont plus imbriqués qu’éloignés tant ils racontent une histoire française partagée, où la France rêvée des uns rejoint la France perdue de l’autre. Une histoire dont la question coloniale, ses ombres et ses lumières, est l’un des ressorts intimes.

Comment allons-nous tisser nos différences ? C’est ce que nous découvrirons ensemble. Pour l’heure, je propose de nous embarquer, à l’orée du cinquantième anniversaire de sa mort en 1961, derrière Frantz Fanon tant son itinéraire recoupe nombre de nos préoccupations : les Caraïbes, ce chaudron de la créolisation du monde où s’est inventé notre modernité ; l’engagement dans la France libre, donc une certaine idée de la France éternelle à l’opposé de l’abaissement national vichyste ; l’analyse pionnière de l’invisibilité de la question noire et, par conséquent, de la négation de l’autre, cette longue durée des discriminations et des exclusions ; enfin, la lutte pour l’indépendance algérienne, c’est-à-dire à la fois la question de la décolonisation et celle du nationalisme arabe.

Dans Peau noire, masques blancs, paru en 1952, qui est un grand texte contre toute forme d’essentialisme identitaire, Fanon écrit donc ceci : « Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché ». Alors, mes amis, lâchons-nous !