RFI : Lampedusa : « Pourquoi l’âme de cette île est-elle si mortifiée ? »

Ester Sparatore et Letizia Gullo ont choisi de filmer l’élection municipale de 2012 à Lampedusa dans Mare Magnum.

Un documentaire dont l’angle original nous fait découvrir le point de vue des habitants de cette île oubliée du sud de l’Italie, dont les médias ne parlent que pour compter les morts tragiques de migrants naufragés et critiquer leurs conditions d’accueil calamiteuses. Ce film présenté fin mars au Cinéma du Réel à Paris montre les effets de l’Italie évanescente de l’ère Berlusconi, notamment au cours de cet hiver 2011, quand les printemps arabes avaient produit leur lot de désespérés de l’autre côté de la Méditerranée.


Mare Magnum d’Ester Sparatore et Letizia Gullo...->http://www.dailymotion.com/video/x1iuxuy_mare-magnum-d-ester-sparatore-et-letizia-gullo-36eme-cinema-du-reel_shortfilms] par Cinema_du_Reel

Pour ce premier film, les deux réalisatrices italiennes, Ester Sparatore et Letizia Gullo, plantent avec talent leurs caméras au bon endroit et au bon moment. Elles ont fait le choix d’un cadre très intimiste pour permettre au spectateur de vivre comme s’il y était, de l’intérieur, les ficelles tout autant que les enjeux de cette campagne. C’est d’abord le son qui vous prend. Puis les images, très fortes, de cette place de village italienne où le bourdonnement des conversations monte à la tête.

Hommes et femmes, les uns assis sur un banc, les autres debout, bras croisés, certains devant une poussette, écoutent la fanfare. « A 19 heures 30, le maire parlera à la population », crache le haut-parleur. Dans une rue adjacente, un ouvrier s’affaire à poser des dallages neufs sur la chaussée et les trottoirs. Et voici le maire sortant qui monte à la tribune. Dino, un personnage tout droit sorti de la “Commedia dell’arte” qui se compare à Jésus de Nazareth, roi de Judée. « Mon peuple, que t’ai-je fait ?, gémit-il. En quoi t’ai-je offensé ? Ils ont choisi Barabbas et ils ont crucifié Jésus… Mais je ne suis pas Jésus ! » Il ne veut pas retourner en prison, explique-t-il, et « son visage ne sourit plus » quand il pense aux « chacals qui ne sont plus à ses côtés aujourd’hui et qui ont choisi d’autres partis sans vergogne. Quelle méchanceté ! » La foule de fidèles applaudit.

Une sirène, le bruit des moteurs d’un ferry qui accoste, et le cri des mouettes qui planent au dessus du port. Les chacals, ce sont, entre autres, ces gens du port et leur candidat, un bon vivant qui arbore un gros cigare, dépouillant la presse entouré de ses amis. Il ne se prive pas de critiquer Dino qu’il voudrait voir tomber pour « association de malfaiteurs ». L’enquête parle de perquisition et de matériel séquestré... De son balcon, l’homme observe ceux qui s’affairent autour de la voiture en contrebas. Sur le capot, les affiches de sa campagne et sur le toit, trois haut-parleurs. Ils vont sillonner les rues aux maisons basses et colorées pour annoncer le prochain meeting « Place de la liberté ». Ce fils de pêcheur a toujours travaillé dur, comme son père avant lui, et donné du travail «  à Lampedusa plutôt qu’aux étrangers ».

A la poissonnerie, un candidat concurrent, lui-même ancien maire, promet aussi « le respect de la loi  » s’il arrive aux affaires. Une convention qu’il veut instaurer « avec toutes les préfectures et les commissariats » pour que les appels d’offres soient transparents et ainsi éviter toute spéculation. Pourtant, il aurait laissé à l’Ile un lourd déficit à la mairie : ses détracteurs parlent d’une dette de 2,6 millions d’euros, et d’une décharge clandestine. Berlusconi et ses amis versaient, disent-ils, de l’argent au maire par le biais d’un poste de « commissaire de l’immigration de Lampedusa »...

Au supermarché, Giusi Nicolini, la candidate écologiste réalise à peine en poussant son caddie, portable vissé à l’oreille, qu’elle vient d’accepter de se porter candidate dans cette commune de Lampedusa et Linosa, qui compte environ 4 500 habitants : pour elle, beaucoup de gens à convaincre. Ancienne directrice de la réserve naturelle locale, elle apporte un regard frais dans cette campagne. Outre changer de modèle de développement économique, elle a les mots qu’il faut pour parler à ses habitants de cette île de transit où se croisent depuis des lustres les exilés et les mafieux, mais qui ne doit pas se transformer en centre d’identification et d’expulsion ni en prison…
 
Sans négliger les problèmes domestiques, ceux liés à l’insularité, ni la corruption, elle déplore la baisse de 60 % du tourisme due à l’image négative que Lampedusa a renvoyée au monde entier du fait de l’accueil déplorable qu’elle a réservé aux migrants. Elle parle avec conviction de l’avenir dont elle rêve pour les îles Pélages, situées à la périphérie de l’Europe et au centre de la Méditerranée. Si elle devient maire, confie-t-elle, «  je me mets sur la plage et je parle au Maghreb ! Je fais un discours à la Méditerranée : Pourquoi cette île a-elle été défigurée ? Pourquoi ses habitants ont-ils été si peu respectés en 2012 ? Pourquoi l’âme de cette île est-elle si mortifiée ? Comment a-t-on pu accepter qu’en 2011, Lampedusa ait été transformée en camp de réfugiés à ciel ouvert alors que cette île avait fondé sa dignité sur l’accueil ? »
 
En réponse à un commerçant qui a le sentiment d’être envahi et que le gouvernement se préoccupe plus des migrants que des habitants de l’île, elle répond : « nous ne devons pas réclamer nos droits en comparaison de ceux des migrants. Ce sont deux problèmes différents. On doit trouver un système qui garantisse leurs droits et les droits de Lampedusa. » Au contraire, au salon de coiffure, une vieille femme aimerait « remonter le moral à une île merveilleuse qui ne doit pas être une zone de non-droit pour les migrants clandestins qui sont des êtres humains ». La candidate, en meeting, parle encore du signal qu’elle veut envoyer au gouvernement, aux instances régionales et à l’Europe. « Les réfugiés, les demandeurs d’asile qui fuient la famine et la guerre doivent avoir une chance de salut. Les iles de la Méditerranée sont là pour ça. Ce sont des radeaux de sauvetage. »
 
La présence des migrants est discrète mais pour autant récurrente dans le film. D’abord de nuit, sur un quai, derrière le grillage… Cette fois, ils sont 17, dont 4 ou 5 mineurs, partis de Mahdia pour la Sicile. « Ils ne maîtrisaient pas bien la boussole », commente un spectateur de cette scène qui ajoute : « c’est toujours le même problème, ils n’ont pas de travail. » De jour, encore, on voit aussi des carabiniers inspecter un champ d’épaves à côté du terrain de foot où jouent des enfants. Ces deux chalutiers tunisiens « avaient sauvé des migrants au milieu de la mer et les avaient ramenés ici, rapporte une femme. Il y a eu procès et les deux commandants ont été acquittés de la charge d’immigration clandestine… Mais les bateaux confisqués se sont détériorés avec le temps. Et l’armateur a fini par dire à Lampedusa : « Gardez-les ! »
 
La Grande Bleue. Les abrupts rocheux et la terre pelée. Assis par terre aux abords de la ville, des migrants, encore eux, arborent des pancartes, encadrés par des carabiniers, flanqués de Dino. « Nous leur demandons de nous laisser partir. On se sent comme des prisonniers, la police est partout. Nous ne sommes pas coupables, nous sommes juste des réfugiés  », dit un Somalien. « C’est votre droit, leur répond une avocate qui fait partie du staff de campagne de Nicolini. Quelques jours oui, mais pas 20 jours… » Pas de portables pour communiquer, pas de médicaments. Ils font allusion aux « difficultés » traversées. « Certains sont devenus fous ». Dino répond : « Ecoute-moi. Le centre d’accueil est fermé. Nous sommes obligés d’improviser. Tu as compris ? On vous donne un toit, un lit pour dormir et vous pouvez vous laver. Mais vous ne pouvez pas rester sur place. » Selon l’avocate, « Lampedusa a été déclaré « port non conforme aux normes de sécurité » en septembre dernier suite à l’incendie du centre d’accueil.  » Une situation « paradoxale » car les migrants continuent d’arriver : « c’est l’endroit le plus proche de l’Afrique du Nord  ».
 
Plus tard, dans son QG, Dino est entouré de ses fidèles qui lui baisent la main comme à un parrain mais qui le mettent en garde : « Il y a quatre coqs et une poule... Alors, attention à la poule ! » Les rires deviennent grinçants et on se console en faisant quelques pas sur la place où, cette nuit, devant l’obélisque, on fait « la foto di grupo ! » Dino rêve de faire inaugurer la réfection de la chaussée avant le scrutin. On est à J-2 ! « Le marbre est arrivé ?  » s’enquiert un supporter. « Le marbre est là  », répond le maire confiant de son effet... Mais contre toute attente, c’est Giusi Nicolini qui est élue dans la liesse populaire en ce mois de mai 2012 !

3 novembre 2012 : on entend la nouvelle maire parler sur le générique de fin. « On m’a remis 21 cadavres de personnes qui se sont noyées alors qu’elles tentaient de rejoindre les côtes de Lampedusa. C’est une chose insupportable, un douloureux fardeau. » Elle demande : « de quelle taille doit être le cimetière de mon île ?  » Elle s’indigne de la banalisation des faits et du « silence de l’Europe qui vient de recevoir le prix Nobel de la paix et qui se tait devant ce massacre (…). Je suis convaincue que la politique européenne considère le tribut ces vies humaines comme une façon de diminuer le flux d’immigration, et un moyen de dissuasion Pour ces personnes, ces voyages en bateau restent leur unique chance d’espérer. Leur mort en mer doit être pour l’Europe entière une honte et un déshonneur. Tous doivent savoir que c’est Lampedusa et ses habitants (...) qui donne sa dignité à l’Italie, qui donne sa dignité à l’Europe. Mais si ces morts sont exclusivement à nous, je veux recevoir de la part de l’Europe un télégramme de condoléance à chaque fois qu’on accueille le corps d’un noyé que la mer nous apporte. Comme s’ils avaient la peau blanche. Comme s’ils étaient nos enfants noyés pendant les vacances. »

Mare Magnum, par Ester Sparatore et Letizia Gullo. France (73’). Production Ferris et Brockman 2014.

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