Télérama : Les écrivains américains issus de l’immigration ne coupent pas les racines…

LE FIL LIVRES - A l’occasion du festival America de Vincennes, du 26 au 28 septembre, rencontre outre-Atlantique avec une nouvelle vague d’auteurs immigrés confrontés au déclin du mythe américain.

Leur passeport est américain mais leur visage est d’ailleurs : de Corée, d’Ethiopie, de Russie, de Chine ou de Colombie, où leurs parents sont nés avant d’émigrer aux Etats-Unis. Et leur encre, elle vient d’où ? Nami Mun, Brian Leung, Dinaw Mengestu, Gary Shteyngart, James Cañón, Uzodinma Iweala écrivent en anglais, mais leurs histoires poussent sur des racines étrangères. Des racines parfois encombrantes dans la vie de ces jeunes auteurs, mais inévitables, comme on a pu le constater cet été en allant les voir à New York et Chicago : toute leur jeunesse, ils ont dû se colleter la fameuse « question des origines », faire le tri entre la culture de leurs parents et l’american way of life, et mesurer leur existence à l’aune du mythe américain. Leurs livres en témoignent : être américain sur le papier ne suffit pas, encore faut-il le « devenir ».

Vieux sillon, bien sûr : à chaque nouvelle vague d’immigrés ses succès, ses échecs, et donc ses histoires racontées par les romanciers. Anglais d’abord, puis Juifs d’Europe de l’Est, Russes, Irlandais, Italiens... Ces trente dernières années, pourtant, la boussole s’est un peu affolée. Nouvelle immigration, nouvelles histoires, et parfois grand écart culturel auquel il faut bien s’adapter : « Mes premiers écrits, je les ai consacrés à mon incapacité à savoir qui j’étais, confie Dinaw Mengestu, l’auteur - d’origine éthiopienne - du roman Les belles choses que porte le ciel. Petit, je ne trouvais pas ma place sur le nuancier des identités américaines : je ne me sentais ni blanc, ni black, ni hispanique, ni asiatique. Sur le papier, j’étais "africain-américain", mais toutes mes tentatives d’agir comme les membres de cette communauté ont échoué. Alors, vers 15 ans, j’ai laissé tomber : "Américain solitaire", ça me convenait. »

Dinaw Mengestu
Dinaw Mengestu - Photo : Jérôme de Perlinghi pour Télérama



Trouver en soi « la part de l’autre », tous les Américains doivent s’y résoudre un jour. Nation d’immigrés oblige. Mais les attentats du 11 Septembre ont provoqué un regain d’intérêt pour cette quête de l’autre dont une certaine « pensée unique » croyait à tort, outre-Atlantique, pouvoir faire l’économie. L’Amérique s’était vue trop simple : ces jeunes auteurs remettent la complexité au goût du jour. Ce n’est pas un hasard, par exemple, si presque tous ces livres mettent en scène un personnage en quête de père : dans Les Hommes perdus, par exemple, Brian Leung ­raconte les retrouvailles, à l’occasion d’un voyage en Chine, d’un jeune Chinois-Américain avec celui qui l’a abandonné vingt ans plus tôt. Souffrance à double détente, récit à deux voix : « Ça m’aurait paru malhonnête de raconter cette histoire d’un seul point de vue, confie Brian dans un café de Chicago. Le père a sa propre souffrance, je devais lui donner l’occasion de l’exprimer. »

Brian Leung
Brian Leung - Photo : Jérôme de Perlinghi pour Télérama



Réel ou sublimé, le face-à-face avec la figure paternelle permet de s’attaquer au « précieux fardeau » de sa culture d’origine. Certains, comme Gary Shteyngart, l’auteur d’Absurdistan, ont choisi l’humour pour évoquer le sujet. Né soviétique, parachuté à 8 ans dans le New York des années 70, « juif et névrosé », comme il le souligne lui-même lors de notre rencontre dans la maison d’été que lui ont prêtée des amis sur les bords de la rivière Hudson, Shteyngart est drôlement triste. Drôle et triste : c’est sa richesse. « J’ai grandi dans une société où l’on me toisait méchamment, explique-t-il en tripotant son téléphone mobile. Vous me direz, c’était pas bien malin d’être un petit Russkof en pleines années Reagan ! Mais ça m’a permis de garder une saine distance avec les Etats-Unis et d’apporter mon écot à ce bon vieux pessimisme juif-russe à l’humour grinçant. Du genre : "Faisons des blagues antisémites nous-mêmes, ça nous évitera d’entendre celles des autres !" »

Gary Shteyngart
Gary Shteyngart - Photo : Jérôme de Perlinghi pour Télérama



Difficile de ne pas chercher la bio entre les lignes. La blessure est là, sous la page et à fleur de peau. Tenue à distance, ou bien serrée de près. Question de dosage, finalement : « On mélange tous la mémoire et l’imagination, rappelle Dinaw Mengestu. Pas seulement notre mémoire, d’ailleurs, mais celle de la génération qui nous a précédés. Même si leur histoire n’est pas la nôtre, on a fini par l’absorber. L’important, c’est de ne pas se sentir "obligé" par elle. La respecter, oui, mais en la faisant sienne - sinon le risque est grand d’essayer de lui rendre justice et d’écrire un mauvais roman. » Chez Nami Mun aussi, la ligne est fine ­entre biographie et fiction. Dans ­Miles from nowhere, le roman le plus accompli de cette sélection (avec ­Bêtes sans patrie, le récit terrifiant d’Agu, un enfant soldat pris dans une guerre civile en Afrique, par l’écrivain d’origine nigériane Uzodinma Iweala), elle nous entraîne dans la dérive de Joon, une jeune fugueuse coréenne-américaine. La souffrance de sa petite fugueuse, Nami l’a vécue dans sa chair. Elle avait 8 ans quand elle a débarqué de Corée avec ses ­parents, à peine plus quand le couple a explosé, désorienté par ce nouveau pays. A 13 ans, Nami s’est enfuie de chez elle et n’est jamais rentrée : de squats de junkies en boîtes de strip-tease, de petits boulots de rien en rencontres sans suite, elle a frôlé la mort vingt fois et découvert la vie, toute la vie, d’un bout à l’autre de l’arc. Heureusement, il y avait les ­livres ramassés dans les poubelles et un journal que la jeune femme tiendra contre vents et marées, « rien de profond, dit-elle, mais tous les jours quand même ». Quinze volumes qu’elle a trimbalés partout, et qu’elle a fini par brûler quand elle a repris une vie « normale », de peur qu’on découvre son histoire. Il fallait quitter le réel pour la raconter, cette ­histoire. C’est ce que fait Miles from nowhere, récit douloureux traversé par une petite mélodie à peine ­audible mais essentielle : ­celle de la vie qui persiste quand on a presque tout perdu, à force de ténacité, ­d’humour et d’amitié. « Au départ, confie Nami en allumant une cigarette dans le parc Millennium de Chicago, je ­pensais raconter l’existence de Joon à partir des innombrables jobs qu’elle a occupés pour survivre. C’est devenu un roman sur les départs et sur l’abandon, un livre sur ce qu’on laisse derrière soi quand on fugue, sur les portes qu’on ferme, les parents qu’on quitte, les amis qu’on se fait dans la rue à une vitesse folle et qu’on perd tout aussitôt. »

Nami Mun
Nami Mun - Photo : Jérôme de Perlinghi pour Télérama



Emigrer, c’est sans doute mourir un peu. Mais on oublie que ce sont les enfants qui portent le deuil, comme le montre Sépha, le héros des Belles choses que porte le ciel, de Dinaw Mengestu. Séphos, l’épicier éthiopien prisonnier de la petite boutique qu’il a achetée dans un quartier décrépit de Washington, prisonnier surtout des rêves que lui et ses copains africains ont emportés dans leurs valises lorsqu’ils ont émigré aux Etats-Unis, vingt ans plus tôt. La vague les a portés jusque-là et ils espéraient bien surfer dessus. Mais l’ascenseur social s’est arrêté. Lorsque le lecteur rencontre Sépha, son désir de réussite s’est émoussé, les souvenirs du pays remontent, entre nostalgie et résignation... Faut-il tuer le mythe ? Mengestu semble hésiter à la fin de son roman, mais le crime est évident chez d’autres, comme James Cañón. Personne, en effet, n’exprime plus fortement son besoin de distance que l’auteur colombien de Dans la ville des veuves intrépides. Cañón a atterri à New York en 1994 avec un visa de six mois. Quand on l’a rencontré cet été, il s’apprêtait à partir vivre en Europe avec son passeport... américain. Entre les deux, il s’est métamorphosé : « Je viens d’une famille colombienne modeste et ultraconservatrice, explique-t-il. Quand je suis arrivé à New York, je faisais ma prière tous les soirs, les mains jointes, à genoux devant mon lit. Ça vous donne une idée. » Petits boulots, nouveaux amis, passions amoureuses : dans la Grosse Pomme, comme tant d’autres avant lui, James s’est trouvé. « Petit, je m’étais toujours senti en porte-à-faux avec mon milieu. Je me planquais pour lire pendant que mes frères et mon père regardaient le sport à la télé. J’étais "aveugle", je ne voyais rien de ce qui se passait en Colombie, je répétais par coeur les discours de mon père. La distance m’a révélé à moi-même. De loin, tout est tellement plus clair... » Notamment pour regarder son pays, comme il le fait dans son livre - un conte, une fable qui imagine la vie d’un petit village colombien, Mariquita, après que tous les hommes ont disparu, enlevés par des guérilleros. Quand les femmes mènent la danse dans un pays aussi macho, la vie devient cocasse ! Et Cañón a beau être américain, son roman garde un petit air de réalisme magique que ne désavouerait par un García Márquez : « La première fois que j’ai lu Cent Ans de solitude, je n’ai pas apprécié, se souvient pourtant ­James Cañón. Mais je l’ai relu plus tard en anglais, quand j’ai commencé mes études de lettres à New York, et cette fois j’ai beaucoup aimé. » Lire, écrire en anglais. La littérature est une mise à distance. L’imaginaire, en revanche, a gardé ses racines : « L’envie d’écrire un conte vient directement de mes grands-parents, reconnaît ­Cañón. Des gens illettrés qui nous racontaient, quand nous étions petits, des histoires qu’ils avaient eux-mêmes apprises de leurs parents... »

James Cañón
James Cañón - Photo : Jérôme de Perlinghi pour Télérama



Le mythe avait du vrai, bien sûr : pendant cent cinquante ans, aucun pays au monde n’a offert autant d’espoirs fondés que les Etats-Unis à ceux qui fuyaient la misère ou la persécution. Depuis huit ans, cependant, il ment. Certains romanciers crient : « fin de partie ». Gary Shteyngart, par exemple. Absurdistan, un récit - prophétique - qui se déroule dans un petit pays du Caucase aux prises avec son gros voisin, a l’Amérique dans le viseur : « Même si on espère atteindre la postérité, on écrit sur son époque, rappelle Shteyngart. Je tenais à ce que les générations futures se fassent une idée du désastre. Cette dernière décennie a été tellement catastro­phique entre le racisme hallucinant de l’administration, le grotesque de la ­politique des identités et tutti ­quanti ! Le plus grave n’a même pas été le 11 Septembre, mais la fin du grand rêve que l’Amérique avait si bien cultivé : le fantasme d’un pays où l’horizon n’aurait pas de limites. Il n’a fallu que sept ans pour le bousiller. Moi qui suis né dans un empire en train de s’écrouler - l’Union soviétique -, me voilà piégé dans un autre empire en voie de décomposition... »

James Cañón, lui, a donc décidé de repartir - direction l’Europe. Besoin de mettre de l’espace entre lui et un pays qui, par deux fois, a voté Bush : « Quand j’évoque mon aventure, je ne devrais même pas mentionner l’Améri­que, lâche-t-il, tendu. Tout ce qui m’est arrivé de bon aux Etats-Unis m’est arrivé à New York. Ne me faites pas parler de ce qui déconne ailleurs, les mentalités arriérées, la xénophobie, les réflexes anti-immigrants, le fanatisme religieux... On n’en finirait pas. » Dinaw Mengestu, Brian Leung offrent un regard moins sombre. Ils semblent d’ailleurs mieux intégrés. Mais quand on est immigré, on est en première ligne lorsque les choses vont mal. Et les préjugés reviennent en flèche, comme Nami Mun a pu le constater : « A l’époque, je bossais comme serveuse dans un restaurant huppé de New York, raconte-t-elle. Un soir, deux clients m’interpellent : "Mademoiselle, m’a dit l’un d’eux, ­savez-vous comment on appelle une droite qui touche la circonférence d’un cercle en un point unique ? Mon ami assure que vous ne connaissez pas la réponse, moi je suis persuadé du contraire." » Nami ne savait pas : « "Il s’agit d’une tangente, a repris le client. Mon camarade pensait que vous ne le sauriez pas, car vous êtes serveuse. Et moi j’étais sûr du contraire, parce que vous êtes asiatique. Tout le monde sait que les Asiatiques sont bons en sciences !" Je me suis sentie tellement humiliée par tant de préjugés, se souvient l’auteur de Miles from nowhere, qu’à l’instant même j’ai décidé de reprendre mes études. » Et elle s’est remise à écrire.

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Olivier Pascal-Moussellard
Télérama n° 3061

A VOIR
Festival America à Vincennes (94300) les 26, 27, 28 sept. Tél. : 01-43-98-65-09.www.festival-america.com

A LIRE
Bêtes sans patrie, d’Uzodinma Iweala, traduit de l’anglais par Alain Mabanckou, éd. de l’Olivier, 176 p., 18 €.
Miles from nowhere, de Nami Mun, traduit de l’anglais par Claude Seban, éd. Stock, 260 p., 19 €.
Les Hommes perdus, de Brian Leung, traduit de l’anglais par Hélène Fournier, éd. Albin Michel, 351 p., 21,50 €.
Les belles choses que porte le ciel, de Dinaw Mengestu, traduit de l’anglais par Anne Wicke, 304 p., 21,50 €.
Dans la ville des veuves intrépides, de James Cañón, traduit de l’anglais par Robert Davreu, éd.Belfond, 384 p., 21 €.
Absurdistan, de Gary Shteyngart, traduit de l’anglais par Stéphane Roques, éd. de l’Olivier, 416 p., 22 €.

Le 12 septembre 2008 à 18h00
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