Témoignage Chrétien / Immigration : quand les chrétiens désobéiss­­­­ent

Par Philippe Clanché

Entretien avec François Soulage, président du Secours catholique, qui publie avec la théologienne Geneviève Médevielle "Immigration - Pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire" (Atelier), un livre-manifeste pour appuyer l’engagement des chrétiens auprès des migrants.
 

TC : Pourquoi la question de l’immigration est-elle si douloureuse pour de nombreux croyants ?

François Soulage : Quand elle est mal posée, comme souvent, la question de l’immigration ap­pelle naturellement des mauvaises réponses. Dans notre monde multiculturel, beaucoup de personnes circulent. La bonne question est : «  comment fait-on pour vivre dans cette société ?  » et non «  comment ferme-t-on les frontières ?  » Il faut composer avec des frontières ouvertes, car c’est la réalité.

Notre pays, comme tous les vieux pays, a tendance à regarder vers le passé. Or des changements sont inéluctables et nous obligent à nous projeter dans l’avenir, dans une société ouverte. Et l’immigration est un facteur qui nous prépare à l’avenir. Certains ont peur de voir disparaître la culture chrétienne. Mais les vrais dangers, ce sont le matérialisme, la primauté du capital sur l’homme et l’individualisme qui fait de l’autre, mon frère, un adversaire. À ce titre, les musulmans perçoivent les mêmes dangers que les chrétiens.

TC : Comment concilier l’action concrète et la réflexion sur un sujet aussi complexe que l’immigration ?

Nous ne disons pas qu’il faut régulariser tout le monde et accueillir toute la misère du monde. Nous parlons des contraintes politiques et économiques. Pour autant, nous réaffirmons que l’immigration choisie n’est pas la solution. Il faut aller vers sur une immigration maîtrisée, dans un pays ouvert à la diversité et capable d’affronter une société multiculturelle, sans peur. Sinon, on se referme et on favorise les extrêmes.

Aujourd’hui dans le Maghreb, des musulmans aspirent à une vie démocratique, libre. Et en France, les musulmans n’ont pas tous le couteau entre les dents. Arrêtons les fantasmes.

Depuis longtemps, nous sommes un pays multiculturel. Hélas, les autorités morales – les politiques, les Églises et, à un degré moindre, les enseignants – n’ont pas assez dénoncé les discriminations de fait dans le logement, l’enseignement, l’embauche… Elles auraient dû se rebeller plus vigoureusement depuis très longtemps.

TC : Vous n’avez pas voulu écrire un pamphlet antigouvernemental…

Non, surtout pas. C’était un risque. Pas une ligne n’attaque le gouvernement. Par contre, nous disons aux membres du gouvernement qui se disent catholiques : « En prenant ces positions vous n’êtes plus catholiques. » Le gouvernement n’a pas envie que les chrétiens reprennent la parole sur cette question, car cette parole est forte et entière. Comme sur la bioéthique.

Quand nous dénonçons le sort fait aux migrants, nous prenons de fait une position antigouvernementale et entrons dans le champ politique. Nous rejetons les confusions entre Roms et gens du voyage, entre immigrés et sans-papiers. L’immigration clandestine ne concerne que 200 000 à 300 000 personnes. Ceux qui demandent l’asile ne posent pas de problème. Ils se tiennent à carreau. Le traitement de ces gens a été indigne, inacceptable pour des chrétiens.

Toute personne venant d’un pays classé à risque à le droit de demander le droit d’asile. Le scandale vient du fait qu’on arrête des gens à la passerelle de l’avion sans leur permettre d’en faire la demande. C’est une atteinte au droit.

TC : Pourquoi soutenez-vous la possibilité de la désobéissance civile ?

Si en conscience on estime que les lois sont injustes, indignes, par rapport à notre responsabilité de chrétien, la désobéissance civile devient possible. C’est une décision individuelle qui doit s’inscrire dans une logique collective pour faire bouger les choses et faire changer la loi. Cet acte est l’outil d’une action de plaidoyer. Si elle est cachée, la désobéissance civile ne sert qu’à la personne concernée.

À Calais, le Secours catholique disposait d’un lieu d’accueil non autorisé par la mairie. Pour faire changer la situation, je suis allé inaugurer ce local en disant : « La situation des 35 personnes présentes est intolérable donc je les accueille ». J’ai posé un acte de désobéissance civile pour obliger les autorités à prendre en compte ces 35 personnes. Aujourd’hui, nous disposons d’un lieu parfaitement autorisé.

Lors du débat à l’Assemblée nationale sur la déchéance de la nationalité, des militants ont prévenu : « face à ce projet scandaleux, nous cacherons et abriterons les gens concernés ». Le gouvernement savait qu’il risquait des actes de désobéissance civile importants. Il a reculé. Le magistère de l’Église catholique lui-même reconnaît ce concept (1). Nous ne sommes pas des fous dans notre coin. Les chrétiens doivent savoir que, théologiquement, ils sont dans la ligne.

TC : Vous mettez en avant dans le livre, deux formes d’exigence, l’une est éthique, l’autre spirituelle.

L’exigence éthique vient du regard porté sur les immigrés, sur les personnes qui souffrent. Elle consiste à affronter leur souffrance, avec la gêne qui peut être la nôtre. L’exigence spirituelle nous dit qu’ils sont nos frères aux yeux de Dieu et que nous n’avons pas à les juger. J’agis pour celui qui demeure un enfant de Dieu, comme moi. Telle est l’exigence chrétienne. S’ils ne souffrent pas, bien des migrants restent au fond des églises et sont relégués de la vie sociale.

TC : Qu’est ce que les migrants attendent des chrétiens ?

Le chrétien n’est pas attendu, il est espéré. Les migrants nous disent : « Vous avez un rôle à tenir, on compte sur vous. » Ils voient les chrétiens comme une autorité morale, qu’ils pensent supérieure à l’autorité politique. Quand ils occupent nos églises, lieu reconnu comme celui des défenseurs des droits fondamentaux, les migrants demandent notre protection. De telles occupations ne sont pas faites pour embêter les catholiques mais pour faire passer le message suivant : « Il ne suffit pas de célébrer, vous êtes porteurs de bien autre chose. »

TC : Certains catholiques risquent d’être choqués par votre livre (2) ...

Des catholiques de droite vont nous trouver angéliques, fous ou pleins de bons sentiments. Ce livre ne fera pas l’unanimité. Mais on s’en fiche. Des militants actifs sur le terrain – et les collectifs de soutien aux migrants sont truffés de chrétiens – veulent assumer leur conviction spirituelle sans honte. Nous voulons les conforter et les encourager. Notre ouvrage est un outil de formation. Nous leur donnons des armes.

TC : Après les réactions fortes des évêques contre le sort fait aux Roms, il y a eu la rencontre Mgr Vingt-Trois avec Nicolas Sarkozy. Puis tout le monde s’est tu. Pourquoi ?

Dans le livre, nous n’en parlons pas. Les évêques ont eu peur de leurs divergences, de créer un malaise au sein de l’Église de France. Ce fut une énorme erreur d’analyse. Des évêques très différents ont signé le même communiqué et aucun prélat n’a approuvé les mesures gouvernementales. Mgr Vingt-trois, qui juge la position du gouvernement insupportable, n’a pas eu peur de Nicolas Sarkozy mais de la divergence interne. Nos évêques ont également craint d’être instrumentalisés politiquement, de se faire récupérer par la gauche alors que leurs troupes sont plutôt à droite. Ce risque ne doit pas nous faire taire.

 

(1) « Lorsque, en conscience, le citoyen juge que le « droit d’accueil » politique ne permet pas le respect de l’étranger en danger et est donc contraire aux exigences de la morale et de l’Évangile, il peut refuser d’obéir aux autorités civiles » (Catéchisme universel de l’Église catholique, art. 2242). 

(2)

Réalisé en août 2010, un sondadage publié par La Croix indiquait que 55 % des catholiques approuvaient le gouvernement dans son attitude face aux Roms (contre 48 % pour l’ensemble des Français) et que 54 % considéraient que l’Église catholique n’était pas dans son rôle en critiquant le gouvernement.

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