« Trois femmes puissantes », de Marie Ndiaye

Dans Le Soleil (Sénégal)

http://www.lesoleil.sn/article.php3?id_article=50860
 

| NOUVEAU LIVRE DE MARIE NDIAYE : L’ÉMIGRATION CLANDESTINE SOUS UNE FORME ROMANESQUE |
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L’écrivain française Marie Ndiaye a confié que les références à l’émigration clandestine contenues dans « Trois femmes puissantes », son nouveau roman, se justifient par son « envie » de donner une forme romanesque à cette question fortement évoquée par les médias. « J’avais envie de donner une forme romanesque, sensible à ces histoires tragiques » liées à l’émigration clandestine, a-t-elle déclaré sur France 24. Son nouveau roman est présenté par la critique comme l’un des événements de la rentrée littéraire 2009. Composé de trois récits emboîtés, le livre, publié aux éditions Gallimard, met en scène la condition humaine contemporaine et raconte des vies déchirées entre l’Afrique et la France, à travers des questions comme les migrations et les questions d’appartenance. L’idée était surtout de montrer à quel point les jeunes clandestins étaient « de véritables héros » affrontant « des épreuves inouïes avec une vaillance que je trouve incroyable », a précisé Marie Ndiaye, née d’un père sénégalais et d’une mère française. Le roman met en scène Norah, une avocate vivant en France, qui se rend en Afrique, convoquée par son père africain, pour défendre son frère accusé du meurtre de sa belle mère. Le père avait quitté la mère, française, et la France, en kidnappant son fils, laissant une plaie béante, un traumatisme irréparable. Le second volet évoque un Blanc de retour d’Afrique où il a grandi avec sa mère et son père. Il revient avec une épouse noire, Fanta, personnage en creux autour duquel vont se révéler des secrets refoulés dont le meurtre raciste d’un Africain par le père blanc. Le dernier récit relate la trajectoire d’une femme en Afrique, Khady Demba, rejetée par sa belle-famille après la mort de son mari, qui tente de passer clandestinement en Europe. |

 


Dans FLUCTUAT - source http://livres.fluctuat.net/marie-ndiaye/livres/trois-femmes-puissantes/6651-chronique-La-vie-est-ailleurs.html

Trois récits, entre lesquels courent des liens ténus. Au centre de chaque récit, une femme qui dit non. Elles s’appellent Norah, Fanta, Khady Demba.

Norah, la quarantaine, arrive chez son père en Afrique. Le tyran égocentrique de jadis est devenu mutique, boulimique, et passe ses nuits perché dans le flamboyant de la cour. Pourquoi lui a-t-il demandé de venir ? Ce que Norah va découvrir est plus terrible encore que ce qu’elle pouvait redouter.

Fanta enseignait le français à Dakar, mais elle a été obligée de suivre en France son compagnon Rudy. Rudy s’avère incapable d’offrir à Fanta la vie riche et joyeuse qu’elle mérite. Il reste sous l’emprise maladive de sa mère, qui consacre sa vie à persuader son entourage de l’existence des anges. Il erre, bouleversé, dans une réalité visqueuse qui le remplit de colère et de rancune. Fanta, près de lui, est un roc.

Khady Demba est une jeune veuve africaine. Sans argent, elle tente de rejoindre une lointaine cousine, Fanta, qui vit en France. Le long voyage de l’émigration sera ponctué de souffrances sans nom.

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La vie est ailleurs

Marie NDiaye nous fait la grâce pour cette rentrée littéraire d’un nouveau roman, le premier à se dérouler en terre africaine, et à retranscrire avec tant de précision la souffrance de ses personnages tous marqués par l’exil. Avec Trois Femmes Puissantes, l’écrivain risque bien de remporter de nouveau les éloges de la critique, qui a fait d’elle l’une des plumes les plus affûtées de la littérature française. 
 
Vous savez bien, les belles choses vont toujours par trois. Comme les trois récits qui composent le roman de Marie Ndiaye - le troisième à paraître chez Gallimard (avant c’était Minuit), et le troisième qu’il m’ait été donné de lire, après Rosie Carpe et après La Sorcière. Rien à voir avec la superstition, seulement l’ordre des (belles) choses, donc.

Trois histoire qui disent la douleur de l’exil et la déchéance

Trois histoires aux motifs et aux personnages distincts, aux issues différentes, mais qui toutes disent la douleur de l’exil et la déchéance qui s’ensuit. La déchéance du père de Norah (la première des trois femmes) d’abord, Sénégalais qui, seul dans sa maison vide et froide, a troqué sa grandeur de tyran contre un pathétique laissez-aller incluant boulimie, insomnie, saleté : « (...) les pieds de son père étaient chaussés de tongs en plastique, lui qui avait toujours mis un point d’honneur, lui semblait-il, à ne jamais se montrer qu’avec des souliers cirés, beiges ou blancs cassés ». Convoquée en urgence par cet homme qui autrefois enleva son petit frère, anéantit sa mère, Norah retrouve à Dakar des démons invisibles - indicibles - qu’il lui faut vaincre en silence. En silence, là où les images poétiques (celle du « flamboyant » est mémorable), en imprimant au texte une tension quasi-cinématographique, disent mieux que les adjectifs tous les non-dits qui hantent les personnages.

La déchéance de Rudy Descas ensuite, « ancien professeur de lettres au lycée Mermoz et spécialiste du Moyen Âge » qui suite à un accident se voit contraint de quitter Dakar pour revenir s’installer en France avec sa femme et son fils, « sachant que la flétrissure le poursuivrait car elle était en lui et il s’était persuadé qu’il n’était plus que tout cela tout en la haïssant et la combattant. » Malheureux en vendeur de cuisine, Rudy non seulement souffre honteusement d’hémorroïdes, mais se débat aussi : avec une mère raciste qui aime de trop près les petits garçons « aux yeux clairs, aux cheveux blonds bouclés » ; les souvenirs d’un père présumé lâche et meurtrier.

Le dernier récit enfin, poussant à son apogée l’exploration de la quête impossible et de la souffrance, rend plus palpable encore la destruction de son personnage central : Khady Demba, jeune femme qui n’aspire à rien d’autre qu’à enfanter, se retrouve, une fois veuve, forcée à quitter sa terre natale pour les horizons prometteurs de l’Europe. Prometteurs ? Dans un douloureux périple que Marie NDiaye a voulu à l’image de celui de nombreux exilés, Khady Demba encaisse les coups sur son corps déjà meurtri : « Elle tâta son mollet blessé, sentit sous ses doigts du sang, des chairs déchiquetées ». Plus tard, il faut vendre son corps pour survivre, et le seul moyen alors de ne pas se laisser déposséder de ses dernières traces d’humanité, est de se souvenir de sa singularité : « juste avant que le sommeil l’emporte, un sursaut de joie sauvage faisait trembler son corps rompu comme elle se rappelait soudain, feignant de l’avoir oublié, qu’elle était Khady Demba : Khady Demba ».

Et sans aucun doute, le lecteur se souviendra lui aussi de Khady Demba, comme de tous les autres personnages du livre qui, malgré leur apparences éthérées, finissent par prendre corps dans ces trois récits construits comme les variations d’une longue et virtuose partition. La musique est là, signifiée par le phrasé inouï du texte, mais également par les « contrepoints » inséré par l’auteur entre chaque chapitre.
Marie NDiaye, qui signe aussi son roman le plus réaliste - ancré au Sénégal dont son père est originaire - n’a pas voulu cette fois faire appel au fantastique comme elle l’a pu le faire auparavant, dans la lignée d’un Garcia Marquez. Et la magie surgit pourtant. Fragile comme la surface d’un lac profond, son écriture tantôt étincelle sous le soleil des paysages sénégalais, tantôt se trouble comme les âmes déchirées dont elle retrace les itinéraires.

Céline Ngi 
Le 17 August 2009