le Dé du là : Mardi 27 Février, 20H30

À l’issue de la réunion hebdomadaire du Groupe au café de la Tour Saint-Jacques, M. Z., A. B. et moi-même arrivons place Sainte-Opportune (nom ô combien amèrement à propos !) où un joyeux attroupement attire notre attention. De très jeunes gens, deux ou trois, à l’allure assez spectaculaire (crêtes de cheveux multicolores, piercings variés…) jouent à réaliser une sorte de chorégraphie simulant une bagarre, sans même s’effleurer. D’autres les regardent, amusés par ces saltimbanques improvisés. Nous trois, occupés à discuter, les remarquons vaguement quand, soudain, un, deux, cinq, dix… une quinzaine de monstres habillés d’uniformes bleu foncé avancent droit sur eux, d’un vol silencieux qui nous surprend tous, convergeant de plusieurs ruelles. Je devine, à la vue de papiers effectivement brandis, une vérification d’identité suivie d’une contrainte par corps, puisqu’on les entraîne, sans doute pour cause de voies de faits sur la voie publique, malgré leurs dénégations, leurs ingénus « – Oh ! Ben, non ! » et leurs regards ronds de moineaux étonnés. A., les yeux tout aussi arrondis demande, comme à la nuit qui nous entoure : « Mais pourquoi les emmènent-ils ? Pourquoi ne les laisse-t-on pas s’amuser ? »

Mon écœurement est total. J’imagine quelles humiliations, quelles contraintes ils vont peut-être subir en la tanière des fauves ou, plus précisément, du fait de l’heure et du comportement, dans le trou de ces rapaces. Sur l’écran de ma mémoire récente défilent alors ces bandes de flics en tout genre, dont la présence est continuelle et ostentatoire aux abords des lieux publics et des transports en commun (vérification de papiers au sortir des gares, cortèges de flics sur les quais, dans les wagons, rafles aux bouches de métro…). Je revois ces troupes de gens d’armes omniprésentes dans le quartier où je travaille, parce qu’il est très fréquenté par le ministre de l’Intérieur, et aussi ces policiers alignés, qui jouent silencieusement à des jeux électroniques ou sommeillent, vautrés sur les bancs du tribunal où ils sont venus « accompagner », menotté, quelque étranger en recours contre sa reconduite à la frontière. Je pense aux milliers de sans-papiers actuellement pourchassés, aux quelques-uns que j’essaie d’aider au quotidien. Envie de vomir et colère m’assaillent. Entrant dans le métro, je réalise que l’indignation m’a empêchée de penser à faire le seul geste qui aurait pu avoir quelque utilité : essayer de transmettre à l’un de ces jeunes gens mes coordonnées, afin qu’il puisse éventuellement me citer comme témoin. Je m’en veux copieusement.

Je rentre chez moi. Je parle de cet événement insupportable à l’homme que j’aime en utilisant le mot chorégraphie1. Voilà que, depuis ma table de travail, un assemblage attire mon attention. Je l’ai réalisé il y a deux, trois mois, hantée par le scandale de ces familles explosées : expulsions, histoires d’amour brisées, centres de rétention, charters, chambres d’hôtels insalubres où de tyranniques patrons logent de manière parfois indigne leurs pensionnaires craintifs d’être chassés. Mon assemblage quête la métamorphose espérée de Rétention à Révolution. Or, l’étonnant, c’est que je l’ai justement intitulé : « La Valse interrompue », imaginant un homme et une femme arrachés l’un à l’autre, tandis qu’ils dansaient, et séparés soudain par des barbelés, car l’image du camp de concentration pointe inévitablement à l’évocation des centres de rétention.

Cette danse qui anime tout l’univers, cette danse des éléments, des corps, des cœurs, des mots, des images, des idées, c’est elle qu’on veut figer, étouffer. Voici la haute mission de nos ennemis : arrêter la danse comme on arrêterait la vie. De plus en plus, en 2007, nous voyons cela au quotidien et ils espèrent que nous nous habituerons, petit à petit, à subir ces visions pour que, peu à peu, lassés, nous nous accoutumions à nous taire. Il y a des accoutumances beaucoup plus mortelles que d’autres, dans cette société des prohibitions « sécuritaires ».

D. P.


1 Lui me dira qu’il s’agissait sans doute de Capoeira, cette danse clandestine transmettant l’art martial élaboré secrètement par les Noirs du Brésil, à l’époque des révoltes et de la crise du système esclavagiste. Coïncidence ?



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